Un Clair de Lune sauce marseillaise.
Au Clair de Lune, c’est un peu la Kabylie revue et corrigée à la sauce marseillaise par le cosmopolitisme. Bienvenue, rue Française, dans l’antre de l’intégration !
Vous n’êtes pas à Maubeuge, mais dans le ventre de Paris, quartier Montorgueil, précisément à l’angle d’un paisible croisement de rues où prospère depuis cinquante cinq ans le Clair de Lune, restaurant typique dans sa robe brique qui n’est pas sans rappeler, de l’extérieur, le plat pays du Nord et ses cités enrobant les corons. Mais, prudence, il s’agit bien là d’un mirage puisque, dès la porte poussée comme les battants d’un saloon, force nous est dictée de revisiter les points cardinaux.
Car là, Monsieur, le Sud vous prend dans ses bras comme le fit Paname pour le « sourcilleux» Enrico Macias, un enfant de « là-bas » pourtant. Ici, c’est en effet une excroissance de la Kabylie revue et corrigée à la sauce marseillaise par le soleil et le cosmopolitisme qu’elle génère. D’ailleurs, dissimulé sous un bonnet de laine et caché derrière des lunettes noires, Zinédine Zidane, le plus célèbre des Phocéens, n’est-il pas venu à trois reprises manger quelques grains de semoule sans mettre, entre parenthèses, la main à la poche ?
Grand seigneur, l’ex personnalité préférée des Français pour l’efficacité de ses coups de boule n’a même pas demandé un rond en règlement de ses augustes visites comme le font maintenant, hélas, nombre de personnalités huppées du sport, au titre de la publicité déguisée octroyée à un établissement.
Voilà bien la preuve que ZZ a bon cœur en même temps que des oursins dans les poches. Qu’importe cependant, le patron n’est pas à quelques pois chiches et cornes de gazelle près ; il s’en veut seulement de ne pas avoir immortalisé l’instant de quelques clichés à l’intention de la clientèle et de la descendance car, en ces lieux d’ouverture (tous les jours que Dieu fait), on soigne le culte de la famille, nombreuse (cinq garçons), depuis que le paternel, Arezki, aujourd’hui disparu (en 1988), eut durablement déposé sa couscoussière.
Désormais, c’est l’aîné qui tient les rênes de cet espace de bon goût et de bien vivre, un restaurant rustique qui marie les cuisines traditionnelles de tous horizons (du veau marengo à la paëlla, des haricots de mouton aux tripes, et des palombes aux fèves au thon et à l’espadon grillés) pendant les services bouclés à la bonne franquette (jusqu’à 23h00 le soir), lequel se double d’un « rendez-vous des copains » le reste de la journée, pour quelques babillages enjoués et lecture en diagonale de la presse quotidienne, en attendant l’arrivée de... Clin d’Orgueil !
Laissez-moi donc vous présenter le maître des lieux. Il s’agit d’un quinqua bon teint, à l’aune de la soixantaine, répondant au nom de Mokrane qui pourrait, avec un peu d’imagination, se traduire par un Marius à la mode (« parigot») « tête de veau ».
Nous évoquions du reste précédemment Notre Dame de la Garde toisant la Canebière et il faut noter, à ce propos, quelques troublantes similitudes entre ce patron débonnaire et Jules Muraire (alias Raimu) qui incarna magistralement le chef de famille chevillé au Bar de la Marine dans la fameuse trilogie de Marcel Pagnol : moustache poivre et sel, menace de calvitie, torchon sur l’épaule, dextérité à manier la bouteille étoilée et fidèle adepte de la sieste.
Il n’y a guère que les cartes et la bruyante faconde qui les séparent dans la mesure où le «nôtre » joue en permanence sur le registre de l’humilité et de la discrétion, fut-ce parfois, pour nous faire mentir, le partage des tâches quotidiennes : pelage des gousses d’ail ébouillantées (ne collant pas mais conservant l’intégralité de leur puissance), coupes rafraichissantes sur artichauts ou équeutage de haricots quand ce ne sont pas des vidages de sardines, celles-là mêmes, méditerranéennes, susceptibles de boucher l’entrée du Vieux Port.
Ces travaux imposés comme en patinage artistique ayant pour effet d’entretenir l’amitié ne sont pas sans rappeler Le Père Tranquille, l’autre, de la rive gauche, au pied de la vilaine Tour Montparnasse, alors naturellement farcie d’amiante comme le serait une tête de nègre de petits vers. A peine la porte franchie, l’ami Noureygat, un Aveyronnais ayant la bosse du commerce, nous tendait en effet un saladier en nous priant de «tourner énergiquement» pour le plus grand bien d’une mousse au chocolat en lâchant cette directive « applique-toi… c’est ce qui te servira de dessert ».
Là, ce ne sont que les habitués qui s’y attellent…
J’en connais néanmoins un, facétieux, qui pourrait signer des tels scénarii, Tahar: le minot (quadra quand-même), dernier frangin qui s’y connait en cadrage-débordement et qui est passé maître dans l’art de l’improvisation et de la persuasion. Animateur hors-pair côté salle, il fut un des premiers à comprendre l’attirance que pouvaient avoir jolies filles et dames en mal d’émotions à l’endroit des pin’s qui couvraient, sur toute la surface, son gilet porté avec une décontraction que ne dément pas son aplomb. Il leur faisait toucher, prétendant que cela « porte bonheur », comme jadis on tripotait le pompon rouge des marins dans les bals populaires. En abusait-il ? Mystère car question cuisse, le poulet est de marbre…
Songez que Daniel Mermet, le reporter vedette de la Maison de la Radio, doit l’embrasser sur le front pour que celui-ci daigne épépiner les piments qui – dit-on – rendent les dames si heureuses. Tout le monde apprécie ainsi cette bonne nature (rarement ombrageuse mais parfois chafouine), des Voulzy, le proche voisin, à Souchon, en passant par les Debouzze et Smaïn sans parler de l’Empereur Depardieu, ayant fourneau sur rue, non loin de là…
Vous aurez remarqué qu’il en est de toutes les tailles et de tous les bords. C’est là le miracle du Clair de Lune qui pousse le caprice et la courtoisie jusqu’à s’élever rue Française. Existe-t-il sérieusement plus probant exemple d’intégration par la magie des papilles ?