Tahar Ben Jelloun : « Ne rien dire ou ne rien faire est dramatique »
C’est à Tanger dans cette ville qui lui est chère que nous retrouvons Tahar Ben Jelloun. Logiquement, c’était à Paris que nous devions nous rencontrer. Tenace et affable. Prétextant un horaire surchargé, il a préféré que notre rendez-vous ait lieu chez lui, au Maroc. Il dit vrai. Notre rendez-vous a pris du retard car il était en conversation téléphonique avec le Premier Ministre Emmanuel Valls… La chaleur de l’été serait-elle propice aux multiples visages de cet homme qui construit l’avenir tel un Don Quichotte déterrant le passé pour mieux combattre le présent ?
L’homme en bras de chemise, nous attend en bas de son immeuble. Nous monterons les étages par les escaliers car son élévateur ne lui inspire plus confiance. Pressentiment de romancier qui va se révéler exact car le soir même, il va rester prisonnier avec un jeune couple dans sa cage d’ascenseur avant d’être délivré par les pompiers, une heure après. Cela va d’ailleurs lui inspirer une chronique au vitriol sur le site www.le360.ma où il occupe régulièrement les colonnes.
Il nous vient à penser que quelques heures avant, c’est nous qui aurions pu être enfermés avec lui dans l’ascenseur. Qu’allions-nous nous dire ? Entendre Tahar se révolter sans son stylo nous aurait bien plu ! Son appartement est celui d’un artiste. Sa terrasse est nue sans fauteuil, sans table face au port de Tanger. Ensoleillée sans plus. C’est debout qu’il contemple la grande bleue.
C’est ainsi qu’il aime Tanger, la vraie, celle de ses jours de silence. Celle du début de sa rencontre avec la littérature. Tanger qui monte et qui descend coincée entre Atlantique et Méditerranée. «Je suis entre Orient et Occident » dit-il. L’attachement à cette ville du Nord qui revient souvent en toile de fond des romans de l’écrivain nous paraît énigmatique et romanesque. «C’est une ville mystérieuse, secrète avec plein de surprises» assure-t-il, en évoquant son Tanger intime. «C’est celui que je m’invente et c’est mon plaisir. La vue que j’ai de ma terrasse me suffit. Ici, je suis vraiment chez moi.»
Fès semble loin de lui maintenant. Mais Paris ? Il mentirait s’il nous disait que ce n’est pas un peu chez lui… «Paris est aussi chez moi même polluée et un peu massacrée par les Parisiens. Tanger a beaucoup changé. Elle bouge. C’est devenu une ville extraordinaire. »
Tahar serait-il véritablement cet homme de sable décrit dans un de ses innombrables romans ? L’écrivain qui dénonce semble toujours se cacher derrière ses romans ! Par peur ou par respect ? « Ceux qui m’accusent de me cacher derrière le roman me lisent mal »précise-t-il. « Je dénonce beaucoup plus que je ne pourrais le faire sans ce style». Alors sa date de naissance sort-elle d’un roman ou d’une crise de jeunisme ? « C’est vrai qu’il y a confusion !» concède-t-il. «J’ai un frère qui a deux ans de plus que moi et mon père tenait à ce que l’on fasse notre scolarité ensemble. Mon père a dû me vieillir pour me faire rentrer à l’école en même temps que lui. Jusqu’au bac, j’ai été dans la même classe que mon frère. Je suis né à Fès le 1er Décembre 1947 et pas en 1944. Mon père qui notait tout ne me l’a dit que très tard ».
Tahar évoqua tout à coup sa mère, comme s’il se sentait coupable de ne pas nous avoir servi le thé de la bienvenue. A la fin de sa vie, souffrant de la maladie d’Alzheimer, elle a été replongée dans son passé. Jusqu’au bout, il va l’accompagner entre joie et souffrance.
«Redevenue une petite fille, elle parlait mélangeant les morts et les vivants» confie Tahar. Ma mère se confiait. Je l’ai écoutée et j’ai entendu ses silences. J’ai traduit sa vie dans un roman qui m’a fait mieux la connaître. Au milieu de ses incohérences, je l’ai découverte. J’ai parcouru ses frustrations et ses joies dans la médina de Fès. Elle est morte en 2002 et je l’entends encore aujourd’hui. Je souffre du dernier baiser que je lui ai fait. Un froid glacial. C’était la première fois que j’embrassais une personne morte. J’aurais tant aimé garder le souvenir de mes baisers sur son front et ses joues chaudes ».
On aura compris que ses parents ont marqué très fort sa vie. «Je rêve d’eux très souvent» dit-il. «Ici au Maroc, nos rapports avec la famille sont tellement solides. En Europe, la société est tellement individualiste. C’est une société de l’immédiat qui a brisé la gratuité des liens. Les vieux sont vite embarrassants et envoyés en hospice, c’est une des tares de l’occident ». La photo de ses parents unis trône sur son bureau. Nostalgie d’enfance pour cet homme à l’âge mystérieux. « J’ai eu une enfance heureuse dans un milieu modeste et simple» dit-il. «Je me contentais de ce qu’il y avait »
Tahar ne pourrait pas vivre sans écrire, c’est sa respiration : «J’ai besoin de témoigner. J’ai besoin d’écrire ». Son œuvre en témoigne car notre Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée est traduit en près de quarante-cinq langues. L’homme porte plusieurs chapeaux : philosophe, journaliste, psychothérapeute, pamphlétaire, peintre et romancier. « Mon rôle d’écrivain est d’alerter, de pousser un coup de gueule, de dire voilà ce qui se passe ». En plusieurs étapes, on peut lire du Ben Jelloun. A travers le roman bien sûr : « là, il faut compter un an et demi pour l’écriture » et puis, il y a la presse : « ça c’est la réaction immédiate par le net en tant que citoyen et dans les journaux pour lesquels je collabore. J’ai besoin de donner mon point de vue même si cela ne sert à rien ». Finalement, écrire serait plus facile que parler pour lui : « Quand je passe à la télé, les gens ne retiennent que la couleur de la chemise. Les écrits restent. »
C’est à ce moment-là que vient nous saluer Yanis le fils de Tahar. L’écrivain change d’aspect, prend alors toutes les facettes du père avec l’interrogatoire sans concession : « à quelle heure es-tu rentré ? Arrête avec ton téléphone, écoute ce qu’on dit, tu es encore sur facebook, ce soir tu ne sors pas, et cet après-midi que fais-tu ? » Le fils désabusé répond avec visiblement un intérêt très faible pour les remarques paternelles… et finalement quitte la pièce avec politesse en nous faisant la bise et un salut blasé au paternel.
Sincèrement si nous n’avions pas été là, le ton serait monté. « Il fait des études de cinéma et il est même assez bon, allez voir ses vidéos sur « YouTube » précise Tahar, histoire de décompresser ou de se justifier ? Ou alors de faire descendre la température qui était passée à 40° à Tanger dans le salon de papa Tahar ?
Avec un sourire en coin et heureux d’avoir vu une autre facette de l’écrivain, nous reprenons notre conversation. Le Maroc est sa source d’inspiration permanente. Tahar Ben Jelloun estime que l’on n’a pas besoin de lui pour parler d’autre chose et qu’il y a grand nombre d’écrivains qui le font mieux que lui. On peut s’étonner dès lors qu’il n’écrive pas en arabe : « J’en suis incapable» avoue-t-il. «Je ne le maitrise pas assez au point d’être créateur dans cette langue. Faut être honnête. Autrefois, je me suis essayé à des poèmes, mais ce n’était pas bon».
En fait, l’amour de la littérature et le goût du mot viennent d’une frustration terrible : une incarcération dans un camp militaire. En effet, en juillet 1966, ses études de philosophie sont interrompues ; il est envoyé dans un camp disciplinaire de l'armée avec 94 autres étudiants soupçonnés d'avoir organisé les manifestations de mars 1965. « L’écriture ne se fait pas dans le confort» dit-il. «Elle doit sortir des failles de la vie et des moments d’épreuve. L’écriture est contemporaine de quelque chose qui perturbe. J’ai en fait, appris en même temps à écrire en français et en arabe. Les livres que je lisais étaient en français et cela sera mon bagage culturel. »
Membre de la prestigieuse et très médiatisée Académie Goncourt, Tahar distribue des prix à des écrivains. Le mirage d’un homme de plume dans une société où les jeunes ne lisent plus que ce soit au Maroc ou ailleurs… « C’est pas tout à fait vrai» assure-t»il. «Il y a effectivement beaucoup d’attractions qui nuisent à la lecture ».
Caresse-t-il le rêve de passer à la postérité? «Cela me fait une belle jambe» coupe-t-il. «Je ne serai plus là. Mes enfants seront contents. Mais, je ne sais pas ce que c’est la postérité même si il y a une rue qui porte mon nom en Normandie. Une petite rue ! » Une impasse ? « Non…pas du tout, c’est dans une espèce de carrefour » Un cul de sac ? «Non, non, ça tourne en rond : peut-être comme moi».
Dans le quotidien « Le Monde », un de vos billets parlait de la « nationalité musulmane » ...
Non, non je ne disais pas cela ! Dans l’Islam, il y a la « oumma » qui se traduit par le mot : nation, cela veut dire que tous les musulmans appartiennent à la même sphère. Ce n’est pas pour autant que tous les musulmans se ressemblent.
Vous invitez les musulmans à descendre dans la rue pour se désolidariser du terrorisme. Est-ce vraiment utile?
Oui, il faut dénoncer, il ne faut pas être complice de ceux qui ont fait de « Allah Akbar » un cri de haine.
Le Prophète a été soumis au début à une révolte de certaines tribus qui voulaient sa mort. Il a dû se défendre pour faire passer son message de paix. N’était-ce pas une forme de guerre de religions ?
Ce n’était pas une guerre de religions car ceux qui voulaient le tuer n’avaient pas de religion. Ils disaient : tu es un menteur ! Or, lui parlait du message qu’il apportait de Dieu avec des valeurs. Effectivement il y a eu des guerres mais qui n’ont rien à voir avec aujourd’hui. L’Islam n’est pas menacé. Plus personne ne veut tuer le Prophète. Les religions n’ont jamais appelé à la haine mais à défendre la parole de Dieu.
La religion est quelque chose de privé ! Difficile de ne pas affirmer qu’on en parle trop aujourd’hui...
Un jour, au journal télé suisse, en direct , le présentateur m’interpelle en disant : «vous en tant que musulman …», je l’ai stoppé net : «où voyez-vous que je suis musulman et vous, êtes-vous catholique ?» Je baigne dans les valeurs de l’Islam mais il faut arrêter de demander les religions ! Il faut les oublier mais c’est vrai que ce n’est pas simple parce que les médias en parlent beaucoup. Il faut garder les religions dans les lieux de culte.
Le monde occidental paye-t-il la note de l’invasion de l’Irak par l’Amérique ?
Absolument et je réclame que Georges Busch soit jugé par un tribunal international pour crime contre l’humanité. Il a fait une guerre illégale contre les nations unies. Il est responsable de centaines de milliers de morts.
Le monde est dirigé par des grands puissants ou par des grandes puissances ?
Le monde est surtout dirigé par des opportunistes !
Avez-vous peur ?
Comme tout le monde… Parce que le monde n’est pas bien dirigé. J’avais fondé beaucoup d’espoir sur Obama. Il n’a pas eu le courage de pratiquer la politique qu’il avait promise. On ne va pas le regretter quand il partira. C’est un président très décevant.
Et voilà Donald Trump aux portes du pouvoir...
De toute façon, on n’y peut rien. C’est quand même démocratiquement qu’Hitler a été élu, qu’Erdogan a été élu. En Syrie, Bachar el Assad est toujours là, il tue tranquillement.
A vous entendre, la démocratie est dangereuse...
C’est un principe qu’il faut absolument appliquer mais ce n’est pas parce qu’on est démocratique qu’on a tout résolu. »
Comment expliquer que ce sont de très jeunes garçons qui partent en Syrie et se radicalisent?
C’est l’âge de la connerie et du fanatisme. Cioran, le grand philosophe disait qu’une jeunesse qui n’est pas fanatique, ça n’existe pas. La jeunesse n’est pas un certificat de sagesse. C’est au contraire une porte ouverte sur la délinquance qui peut virer vers le tragique.
Andy Warhol prétendait que tout le monde avait besoin dans sa vie de son quart d’heure de gloire. Souvent, c’est la TV qui l’apporte...
Je suis d’accord avec ceux qui pensent que les médias doivent arrêter de montrer les visages et de prononcer les noms des assassins. Il faut les priver d’une gloire posthume. C’est déjà un petit pas vers une solution.
Cependant, vous vous servez des médias avec abondance...
J’ai toujours travaillé dans les médias. J’ai commencé à écrire dans le journal local de Tanger quand j’avais quinze ans. J’ai écrit de nombreuses années dans le quotidien « Le Monde » et j’ai eu la chance de travailler dans de nombreux journaux internationaux. Je suis un écrivain mais aussi un citoyen qui doit réagir !
Certains de vos livres restent très pédagogiques comme « l’Islam expliqué à ma fille » ou maintenant le terrorisme expliqué à nos enfants, en fait c’est par l’accès à l’éducation et à la culture que le monde s’en sortira...
C’est essentiel. La première chose qu’on dit quand ça va mal : ce sont des gens qui ne sont pas éduqués. Cela commence dès l’école primaire et quand ils sont adultes, ils sont immunisés contre toutes les saloperies comme le terrorisme.
Etes-vous un guide de cette nouvelle société en difficulté et de plus en plus divisée ?
Il faut se méfier des gens qui s’érigent comme des porte-paroles.
C’est tout de même votre cas... En tout cas, votre sagesse est louée par le plus grand nombre.
Non. Je n’ai pas de parti avec moi. Je suis tout seul. Je ne suis pas un gourou.
Vous arrive-t-il de pardonner ?
Je ne suis pas dans la philosophie du pardon. Il faut rester vigilant et ne pas trop se faire d’illusions sur l’être humain.
La frontière entre le bien et le mal est étroite…
Depuis la nuit des temps, cela a été comme ça. Shakespeare était très pessimiste, il préférait le règne des animaux à celui des êtres humains.
La religion tente de recadrer le bien et le mal !
La religion a toujours voulu instaurer le bien contre le mal mais ça ne marche pas toujours.
Que peut la littérature face au racisme ?
Ne rien dire, ne rien faire, est dramatique. On a envie que les gens soient moins stupides, moins cons, moins méchants. On a envie que la lecture leur donne à réfléchir, à penser, à éveiller leur conscience.
Vous fréquentez les puissants. Vous mangez avec sa Majesté Le Roi Mohammed VI ! Le Président François Hollande vous téléphone… Ils vous demandent des conseils ?
Non, ils ne me demandent pas de conseils. Ils savent dans quelles situations, ils sont ! Je reste dans mon rôle d’écrivain, je pique. J’évite que l’on s’endorme.
Mais l’écrivain navigue en permanence entre le rêve et la réalité !
On est entre les deux et on manipule l’utopie en espérant que l’humanité sera respectueuse des uns et des autres.
L’épreuve par 9
1- Ecrivez-vous certaines fois pour ne rien dire ?
J’espère que cela ne m’arrive pas. Je mets parfois longtemps à trouver les mots.
2- Pourtant en écrivant depuis 50 ans, il y a un démon de l’écriture qui vous titille ?
Ah, non pas de démon. Si je n’avais rien à dire je me tairais. Moi, il faut que j’écrive une quarantaine d’ouvrages pour faire une maison. Je n’ai pas fini de la construire.
3- Vous avez été psychothérapeute et en employant la fiction vous tuez votre « moi je » ?
Je trouve qu’un écrivain doit avoir de l’imagination. Je respecte la page blanche et j’invente un univers même si je m’inspire de références que j’ai observées ou vécues.
4- Donc, vous n’inventez rien ?
Mais, j’ai le souci de l’imaginaire. Si on n’invente pas, on est limité et on fait de l’auto-fiction.
5- Pourtant dans le livre « l’ablation » cela semble être vous le héros à qui l’on enlève la prostate ?
Il est vrai que j’ai eu un problème de santé mais je n’ai pas dû subir cette opération. C’est le médecin qui m’a soigné qui m’a proposé d’écrire sur le tabou du cancer de la prostate. Alors là, j’ai fait un travail d’écrivain public. Je me suis inspiré de mon vécu mais le héros du roman est inventé à partir de plusieurs malades que j’ai observés. J’ai imaginé leur vie après l’ablation de la prostate avec l’absence de sexualité, les couches et les incontinences urinaires. Ce n’est pas mon histoire mais celle de mon imaginaire dans le cas extrême de l’ablation.
6- Pensez-vous à votre mort ?
J’accepte l’idée de vieillir, que le temps passe et je ne veux pas me battre seul contre le temps. Je pense à ma mort comme tout le monde. Je vois ça comme quelqu’un qui marche et qui s’arrête.
7- Si vous étiez une femme, est-ce que vous vous épouseriez ?
(L’éclat de rire de Tahar doit retentir dans vos oreilles.) Je poserais beaucoup de questions avant. Mon grand défaut, c’est d’être impatient et gourmand.
8- Pourquoi passer du mot au trait avec la peinture?
Mes peintures sont heureuses, vives et colorées. Autant dans mes livres, c’est la douleur du monde ; avec mes tableaux, j’essaie de récupérer la lumière du monde.
9- N’êtes-vous pas un personnage ambigu avec « le cul entre deux chaises ». Fréquentant les puissants et vivant dans un pays où la pauvreté reste présente ?
Je suis clair et net. Je n’ai jamais de soumissions face aux puissants. J’ai beaucoup de respect et d’estime pour le Roi Mohammed VI. C’est un vrai militant pour notre pays et il m’intimide.