Rachid El Haoudi: Si à 45 ans, je suis encore dans le monde de la nuit, c’est que j’aurais raté ma vie
Quinze heures, 555, un après-midi d’octobre. L’été, qui s’étire, enveloppe la zone touristique de l’Agdal. Sur le parking, les Hummers noirs, labellisés 555, prennent des coups de soleil. Point de physionomiste, ni de portier, l’entrée du club est plus facile le jour que la nuit. La fraîcheur des lieux est apaisante. Le 555 résonne comme une cathédrale. Normal, c’est devenu un temple de la nuit.
Rachid El Haoudi, l’heureux propriétaire des lieux, est là. Au milieu des siens. Il parle, il dirige, il conseille, il zieute. Notre présence interrompt une réunion improvisée avec des techniciens. Sa poignée de main est aussi virile que son regard est franc et bienveillant.. Il faut encore descendre un étage pour prendre place dans le bureau du «famous boss» comme l’appellent ses salariés.
Les présentations rapidement faites, Rachid s’arrête sur la future couverture de notre magazine, mettant en scène l’ancien joueur de rugby, Abdelatif Benazzi. Première confidence: le rugby est une des grandes passions de Rachid. Il a joué dix ans au ballon ovale. Pilier droit de l’AS Poissy, en région parisienne, il n’a raccroché les crampons qu’après un accident de voiture. Le rugby, c’est l’héritage du Sud-Ouest de la France, terre de naissance de sa maman. Non, Rachid n’est pas un fils de Tanger, un enfant du Rif. C’est le fruit de la mixité entre une maman, nommée Sentein et originaire de... Sentein, près de Foix, une dame ariégeoise qui lui a donné le sens de l‘accueil, la simplicité des gens issus de cette région de France et un père, berbère de Fès qui lui a appris le respect de soi, des autres et surtout de la valeur du travail.
Mohammed, le paternel, est le guide de Rachid. Il est aussi son modèle. Syndicaliste chez Peugeot où il a travaillé pendant 35 ans, il a été décoré, à l’Hôtel Intercontinental de Paris, pour sa participation à la Marche Verte, par Feu sa Majesté le Roi Hassan II. C’est Mohammed qui a posé ses valises à Poissy où Rachid est devenu un homme, un vrai Pisciacais, du nom des habitants de Poissy.
Né dans la même ville que Saint-Louis, Rachid a arrêté l’école, à l’âge de quatorze ans, pour suivre un apprentissage de cuisine. Deux années durant, il partagera son adolescence entre l’école et le restaurant La Caroise. Rachid n’a pas oublié son patron de l’époque, décédé depuis. «Un Auvergnat, un vrai...» précise-t-il. «Quelqu’un qui ne rigolait pas, un mec dur mais il m’a appris un métier et m’a donné une bonne éducation.»
Chez Rachid, le respect des anciens, le respect de ceux qui lui ont donné est présent comme un fil conducteur et un moteur pour ne pas oublier d’où il vient autant que pour aller de l’avant. «Grâce à ce patron, j’ai obtenu mon BEP» dit Rachid. Il décroche aussi son premier job de commis de cuisine au Golf de Saint-Nom-La-Bretèche où se déroule le Trophée Lancôme. C’est aussi son dernier travail de salarié car Rachid est né pour être taulier.
Rien d’étonnant qu’il monte en 1990 sa première affaire, une sandwicherie dans le quartier Beauregard, à Poissy. Le rachat du local, une ancienne charcuterie, est une course à obstacles. Les banques lui ferment la porte au nez. Entre ses économies, les crédits à la consommation du paternel et le crédit-vendeur de la propriétaire, Rachid finit par voir la lumière. «Je dois beaucoup à Madame Popo, la charcutière. Elle m’avait dit : ‘t’inquiète pas, petit’» confie Rachid. La Caroise - en référence au lieu de son premier job d’apprenti - a vu le jour. Et a bien vécu. Les sandwicheries grecques sont des affaires très rentables. Dès le début de l’activité, en 1991, le succès est au rendez-vous. Rachid a vingt ans. Il ne roule pas les mécaniques: il roule en BX et travaille 16 heures par jour. Quatre années et une licence d’alcool plus tard, le snack devient un snack- bar.
La réussite ne se dément pas. Elle est même contagieuse. Rachid a une idée de génie: parier sur la vente des pizzas à emporter. En 1996, il crée Pizza Manathan dont l’accroche commerciale ‘une pizza achetée, une pizza offerte’ fait un tabac. L’aventure durera dix ans, le temps d’ouvrir vingt restaurants. Elle portera Rachid au rang des grands entrepreneurs visionnaires d’autant qu’il lance deux autres affaires dans les Yvelines (la Brasserie Le Racine et le pub Le Bastille) ainsi qu’un lieu à la mode, en plein cœur de Paris, sur les Grands Boulevards (Le Paname).
Rachid sourit à la vie. A moins que ce soit l’inverse... Il obtient même une licence PMU pour Le Racine où il signe le premier chiffre d’affaires des Yvelines dans la catégorie ‘course par course’. «Les clients pariaient et étaient payés en direct» explique Rachid. «Quand on atteignait les objectifs, c’était comme si on gagnait au loto».
Mais le vrai grand pari, c’est à Tanger que Rachid le fait. En 1999, en vacances dans le Nord du Maroc, en compagnie de son beau-père, il visite un local sur la Corniche, à Tanger. Son prix (80.000€) n’effraye pas notre entrepreneur même si les projets du port de Tanger sont encore dans les cartons. «Il y avait juste la voie ferrée sur la Corniche» dit Rachid. «Même si le plan d’aménagement était intéressant, c’était un vrai risque à prendre.» Le destin n’attend pas surtout quand il permet à son père de boucler la boucle avec son pays d’origine. «Pour être sincère, je dois avouer qu’il m’a vivement encouragé, il m’a même mis la pression...» confie Rachid.
Le 555 était né. Cinq ans plus tard, en 2004, après de longues années de travaux et un crédit à la Wafa Bank, l’inauguration avait lieu. «Pour mener à son terme cette grande opération, j’ai vendu mes affaires en France, à l’image du Paname, en 2003. J’avais juste gardé les pizzerias pour compléter le financement» confie Rachid. C’est le début d’une longue succès story. Outre le 555, il lance d’autres affaires, à Tanger, notamment la discothèque Le Cube et Le Blacks pub.
C’est la Willaya de Tanger qui lui a suggéré de tenter l’aventure 555, à Marrakech, pariant sur le professionnalisme du businessman et sur l’impact du 555 dans le tourisme dont tout le Maroc se félicite. Si Rachid El Haoudi, qui ne boit pas et ne fume pas, emploie 300 personnes, au Maroc, c’est avec un noyau familial indestructible qu’il trace sa route.
Mohammed, le papa, est au travail dès 8h du mat’. Il gère l’entrepôt et l’entretien, et veille parfois au grain jusque tard dans la nuit. Ses frères sont aussi très proches. Kamel est le cerveau de la famille. Il reste volontairement dans l’ombre mais c’est lui qui a imaginé tout le système de travail du 555, notamment la sécurité. «Kamel est une tête, il possède une intelligence supérieure» dit Rachid. Reda et Karim l’accompagnent partout entre Tanger et Marrakech pendant que Mouna, la sœur, qui a fait ses études en France, gère l’administratif, au siège, à Tanger. Il convient surtout de ne pas oublier Imed, son cousin, son frère de cœur. Il fait partie de la garde rapprochée. Directeur général du 555 Marrakech, il est indispensable. «C’est mon homme de confiance depuis toujours» confirme Rachid. «Il a commencé au vestiaire, à la caisse. Aujourd’hui, c’est le numéro 1».
Mais le boss, c’est Rachid. Celui qui fait partie du club des investisseurs marocains vient de recevoir le trophée du Meilleur Investisseur 2013, des mains d’Anis Birou, Ministre Chargé des Marocains Résidant à l'Etranger. Il pourrait être primé à nouveau en 2014 puisqu’il ne manque pas de défi à Marrakech: une piscine, un cabaret, un restaurant. Mais son plus grand projet, c’est de voir enfin grandir ses enfants, notamment Ilies, un grand (1m90) beau gosse de 17 ans qui passera le bac en 2015. Rachid imagine bien son fils à la tête d’une franchise McDo. «La restauration rapide, c’est mon domaine» dit-il. Rencontre avec un self made man qui a toujours un coup et une idée d’avance.
Clin d’œil.- Quel bilan dressez-vous depuis l’ouverture du 555?
Rachid El Haoudi.- On ne se demande plus si les clients vont apprécier l’établissement. En un an, on a beaucoup travaillé notamment la communication. On a essayé de comprendre les codes de Marrakech qui ne sont pas ceux de Tanger. Au Maroc, il suffit de parcourir 200 kilomètres pour changer d’univers. Quand je suis arrivé à Tanger, j’ai mis un an à m’acclimater. Au début, je ne me sentais vraiment pas à ma place. A Marrakech, cela a été plus rapide. Ici, c’est plus simple car la nuit est un mélange de la nuit à Casablanca, la nuit à Rabat, la nuit à Tanger.
Pourquoi avoir choisi le nom 555?
C’est mon frère Kamel qui a eu l’idée. Je ne vais pas m’approprier quelque chose qui ne m’appartient pas ! C’était la mode des chiffres. Mon frère a compté les étoiles sur le drapeau marocain. Ce n’était pas sans nous rappeler la main de Fatma, la recharge Méditel. Tout nous ramenait vers le 555. C’est le chiffre porte bonheur. La première idée, c’est mon père qui l’avait eue. Il voulait appeler le club: La Croisière s’amuse, en référence à la décoration bateau.
Comment expliquez-vous cette envie d’entreprendre qui sommeille en vous?
C’est un don de Dieu. Je ne suis pas allé à l’école. D’ailleurs, je n’étais pas une lumière dans les études. Mais j’ai toujours eu, au fond de moi, ce sens du business. J’adore investir. J’adore créer. J’ai 42 ans et j’ai monté plus de 20 entreprises. C’est une fierté. Créer des entreprises et bien sur des emplois, c’est mon bonheur. Le 555, on l’a conçu nous-mêmes des fondations jusqu’à la finition, sans décorateur, sans architecte. Le 555 Marrakech, on l’a fait en 6 mois. Grâce au Maroc, j’ai réalisé tous mes rêves. Tout ce que j’ai voulu, je l’ai eu, ici.
Comment gérez-vous le succès et l’argent?
L’argent est un moyen pas une fin. L’argent, c’est juste un moyen d’action pour réinvestir, créer des emplois, faire vivre des familles autour de nous . C’est ma plus grande satisfaction. Mon père m’a m’appris les valeurs du courage et de la sueur. Quand il me faisait travailler chez Peugeot, l’été, il demandait aux contremaîtres de me réserver les tâches les plus dures...
L’exemple de votre père, c’est une force pour vous...
Incontestablement. Je sais d’où je viens. Et c’est pour toutes ces raisons que je n’ai jamais eu la moindre tentation de me prendre pour quelqu’un que je ne suis pas. Je suis quelqu’un de très simple et surtout de très discret.
Est-ce que toutes ces rumeurs vous font souffrir?
C’est fatiguant d’entendre toutes ces histoires à mon sujet surtout que ça touche ma famille. Aux personnes qui fantasment sur ma vie sans la connaître, je peux juste leur dire que je suis prêt à leur montrer mon CV s’ils me montrent le leur. Il suffit d’aller sur le site infogreffe pour s’apercevoir que mon premier registre du commerce a été établi en 1991. Parfois, ça me fait mal. Mais quand je découvre l’identité des gens qui colportent ces rumeurs là, ça me rassure. Ils sont juste guidés par un sentiment de dépit et d’envie. Je pensais rencontrer une concurrence énorme, à Marrakech, j’ai seulement découvert la jalousie. Au Maroc, quand quelqu’un réussit, on dit que c’est un traficant de drogue. Si je n’étais pas droit dans mes bottes, je ne m’afficherais pas sur tous les 4x3 du Maroc. Je serais aux Baléares ou aux Seychelles. En France, il faut sept mois d’enquête pour avoir une licence PMU. Ca ne rigole pas. Il faut être blanc comme neige. Il faut être à jour de chaque contravention. Alors, qu’on me laisse un peu tranquille.
Il y a quand même beaucoup de concurrence dans le domaine de la nuit, à Marrakech....
Sur le papier, il y a beaucoup de concurrence mais sur le terrain, pas vraiment. A Tanger, mes clients me disaient : ‘si tu installes le 555 à Marrakech, tu vas rencontrer un succès énorme’. Je ne les croyais pas. Je pensais qu’il n’y avait pas d’espace à côté des grosses structures éxistantes. J’ai quand même décidé de me rendre à Marrakech, une semaine, en 2011, pour me faire mon propre avis. C’était la première fois que je venais à Marrakech. Je me suis comporté comme un touriste et j’ai fait le tour de toutes les discothèques de la ville. J’ai été étonné, scotché. J’imaginais que la première ville touristique du Maroc, la capitale de la Jet-Set, proposait une offre de nuit totalement différente. J’ai découvert des lieux archaïques avec des tables en bois, des bougies, des rideaux. Ce n’est pas de la décoration, c’est du camouflage. A Marrakech, ils sont champions pour tamiser, pour cacher. Je ne critique personne, je vous livre juste le fruit des mes observations. Il n’y avait plus de doute dans mon esprit, je devais ouvrir mon affaire ici avec le plus grand espoir de réussir.
La zone touristique Agdal où vous êtes installés a-t-elle été votre premier choix?
Non, j’avais entrepris les démarches et obtenu un accord bancaire pour acquérir le VIP, en face de l’Hôtel Le Marrakech. J’ai eu peur d’être confronté à des problèmes de stationnement et j’ai fait marche arrière. J’ai prospecté à la recherche d’un local jusqu’à ce que j’ai le coup de foudre pour notre emplacement actuel.
Avez-vous hésité?
Non, c’était une évidence pour moi alors que tout le monde nous donnait perdant et pronostiquait notre échec. On nous disait que c’était trop grand, trop loin du triangle d’or de l’Hivernage... Personne n’y croyait. Nous n’étions pas inquiets car nous n’étions pas les premiers à nous installer dans cette zone. Le Pacha avait très bien fonctionné dans le quartier Agdal et nous avions l’exemple de d’Al Mazar (Carrefour) qui ne désemplit pas. Les clients cherchent la qualité et le service. Peu importe la distance. En France, parfois, on parcourt quarante-cinq minutes, en voiture, pour sortir, le soir. Nous ne sommes pas situés au bout de la route de la l’Ourika, nous sommes seulement à quatre kilomètres du centre de Marrakech.
En revanche, le concept du club a toujours fait l’unanimité...
Je ne crois pas. La présence même d’une piste de danse, au sein du club, faisait sourire. On nous qualifiait de ringards, alors qu’une discothèque sans piste de danse n’est pas une discothèque. Aujourd’hui, la piste est pleine tous les soirs et les clients s’amusent. On nous a sous-estimés, et les gens qui nous ont sous-estimés sont ceux qui essayent de divertir leurs clients avec des marionnettes. Aujourd’hui, les Marocains voyagent. Ils obtiennent plus facilement des Visas. Ils sont ouverts sur le monde et sur les nouveautés. Il faut donc leur proposer ce qui se fait de mieux en terme de technologies de pointes.
Programmation haut de gamme et politique tarifaire très offensive sont vos marques de fabrique...
On est à Marrakech dans une des capitales mondiales du tourisme, il faut le mériter et être à la hauteur. ça passe par la présence de stars aux platines de notre club et, effectivement, par une offre tarifaire adaptée. Je vais être franc avec vous, je trouve que les tarifs pratiqués chez nos concurrents sont exagérés. Souvent, des amis français me disent que Marrakech est devenu plus cher que Paris, ce n’est pas normal. Les autorités marocaines ambitionnent 20 millions de touristes au?Royaume, et quand les touristes sont là, on leur plante un couteau dans le dos. Ce n’est pas logique.
Peut-on dire que vous êtes un discounter de la nuit?
C’est la bonne expression, bravo ! Et je l’assume complètement. Pourtant, nos prix ne sont pas cassés, ils sont raisonnables. Une bouteille achetée, une bouteille offerte, je le fais au 555, à Tanger, depuis 2005. Il faut s’adapter à la situation économique des gens qui regardent leur porte-monnaie avant de sortir. Et il ne faut pas oublier que l’hiver, en semaine, c’est compliqué de remplir une boite de nuit, à Marrakech. Alors, on s’est adapté. Peut-être qu’on dérange mais je veux rassurer tout le monde en disant qu’on ne vend pas à perte et qu’on vit très bien.
Pensez-vous que l’offre de nuit est saturé à Marrakech?
Le milieu de la nuit est ouvert à la qualité. Désormais, il faudra placer la barre haute, à la hauteur des ambitions et de la réputation de la ville. Le 555 a montré la voie et l’exemple. Depuis notre ouverture, tout le monde fait des travaux. C’est un plus pour Marrakech. Pourquoi la France est leader dans le tourisme? La France est populaire car elle possède les meilleurs hôtels, les meilleurs restaurants, les meilleurs monuments. Voilà l’ambition que l’on doit avoir pour Marrakech: être les meilleurs. Les touristes veulent la qualité maximale, au meilleur prix. Tout le monde doit réfléchir à cette équation. Au 555, notre obsession, c’est d’avoir un coup d’avance. On vient de s’offrir le luxe de changer la sono qui n’avait que six mois pour offrir le meileur son du monde à nos clients.
La rumeur Paris Hilton au 555 est-elle fondée?
Tout à fait, elle devait venir mais cela a été annulé au dernier moment. Qui vivra verra... Une chose est sûre, il y aura de belles surprises en perspective...
Après Tanger et Marrakech, peut-on imaginer l’ouverture d’un 555 à Casablanca ou Agadir?
Non, c’est impossible. Je ne sais pas déléguer, je valide chaque feuille de paye, chaque virement; donc deux structures, c’est déjà énorme. On va sans doute développer le secteur de la franchise à l’image de celle qui va ouvrir, bientôt, à Dubaï.
Vous avez 42 ans, Rachid. Comment vous imaginez-vous à l’âge de 50 ans?
Au Maroc, bien sûr, et je travallerai sans doute dans l’immobilier ou dans la restauration qui est mon vrai métier. En tout cas, je ne serai plus au 555. Si à 45 ans, je suis encore dans le monde de la nuit, c’est que j’aurais raté ma vie.