Plongée au cœur de l’AFP
Laissez-moi vous présenter ma Maman, la vieille Dame de la place de la Bourse. Elle m’a bichonné pendant 37 ans. Qui, m’ouvrant l’esprit vers le monde sous forme de voyages (appelés reportages) précieusement agrémentés de notes de frais. Qui, m’octroyant de l’intérêt aux yeux des pouvoirs décisionnaires : combien de PV sont-ils passés à l’as ? Qui, en me couvrant de « bleu-blanc-rouge » sur une carte plastifiée, sésame identitaire pour la postérité.
Elle s’appelle AFP (Agence France Presse), et je suis son enfant, estampillé 27.786 à l’état civil de la presse, à ce point fidèle et reconnaissant à ses innombrables bontés à mon endroit que je réside toujours dans son périmètre, berceau historique des médias (voir par ailleurs). Pour les journalistes de tous bords, elle s’inscrit en sainte patronne, « Journal des Journaux » ou « Grossiste de l’info ». Bref, c’est la « Mama », en toute latinité, des plumitifs, des porte-micros (radios et télés), et même des presse-boutons (photographes).
Mais, laissez-moi donc vous la conter plus en détails, depuis mon arrivée en son sein, généreux et fécond, en 1970, pour un durable « remplacement d’été » en qualité, alors, de stagiaire. A l’époque, elle avait du chien la belle, dans sa robe haussmannienne, virevoltant à la cime de bistrots. Commode la nuit car la mignonne a du tempérament : 24 heures sur 24 ! Construite en 1944 sur les ruines de l’Agence Havas, elle était encore jeune que voulez-vous avant que le déraisonnable scalpel des architectes ne procède rapidement à son lifting : des prothèses de partout pour la faire ressembler à une véritable poule de luxe, avec ses lunettes de star en grandes baies vitrées et des matériaux modernes dorés, si tôt démodés.
Cette prétentieuse réfection a signé la fin d’une époque. Oubliés les bals populaires du 14 juillet – chaque café, parmi la douzaine de la place, en organisait un – qui permettaient aux employés de nuit d’aller guincher à la pause. Exit les échappées, en douce, dans les bordels, réputés et proches, des rues Vivienne ou Chabanais. Enterrées les fins de nuit arrosées, chez Dédé, rue Saint Marc, avec les ouvriers du Livre de l’Aurore, entre deux parties de cartes ou de baby-foot, et un pichet de Côte suivi d’un café « noyé ».
Rasées ces latrines sombres en tourniquet devant la bouche du métro Bourse où d’aucuns s’interrogeaient, ô combien naïvement, sur la présence d’un quignon de pain gonflé d’eau et d’urine, preuve que les déréglés de la quéquette, surnommés « croûteurs » existaient déjà ! Disparus enfin ces incomparables garçons du Vaudeville, propriétaires de leur tablier, qui procédaient à l’élaboration de l’addition à même la nappe de papier maculée de persillade et de vin en un temps record…
Désormais, la Dame qui a taillé tant de croupières à l’empire anglo-saxon des agences mondiales - décès de Staline en 1953, assassinat d'Indira Gandhi en 1984, attentat des JO de Munich en 1972, ce dernier fait d’arme ayant été possible grâce à la malice de Charles Biétry - compte 4.000 employés sous l’autorité de sa majesté Informatique qui a bouté les rubans perforés des télexistes ainsi que ses opérateurs, serviteurs dévoués qui n’étaient pas toujours les meilleurs paroissiens.
Il reste en mémoire ce voyage du Pape en Terre Sainte… Les règles d’usage exigeaient en effet que les papiers trop longs devaient être « coupés » en même temps que le titre, raccourci lui, suivi du chiffre correspondant à la chronologie du texte (Un… Deux… Trois… etc…). Peu inspiré, l’envoyé spécial avait intitulé trop élémentairement son « œuvre » comme suit : « le Pape baise la Terre Sainte ». Vous imaginez la suite… Avec la complicité de l’opérateur, peu regardant, le Saint Père a ainsi « baisé » à sept reprises dès l’arrivée de ce voyage officiel des plus orgiaques ! Ces orgasmes à répétition ont fait grand bruit du côté du Vatican.
Une résonance semblable à celle qui suivit la première visite d’Etat de la Reine d’Angleterre en France, en 1957. Invitée sous les ors de la Mairie de Paris, Elisabeth II s’était en effet vu remettre un cadeau : une boîte enrubannée. Le reporter le coucha minutieusement dans son papier qui échut à l’opératrice chargée d’immortaliser l’instant. Hélas, les petits doigts de celle-ci s’égarèrent sur la voie de la lubricité en oubliant de taper le « o » de boîte.
L’ambassade d’Angleterre téléphona illico pour qu’une rectification - qui ne s’imposait guère, convenons-en ! - soit faite, laquelle fut libellée, lourdement, mais néanmoins selon les règles d’usage, de la manière suivante : « Dans notre AFP N.69, prière bien lire dans le premier paragraphe: « boîte enrubannée » (bien boîte… et non bite).
Le cocasse de l’histoire s’attache aussi à la personnalité de l’infortunée employée, connue pour l’excellence de son tempérament. Heureux collègues qui appréciaient ce « repos du guerrier » dès lors que le manque d’actualité le permettait ! A esprit saint, corps sain. Qui, dès lors, s’étonnera que notre profession s’inscrive au hit-parade des divorces et génère quelques épisodes qui n’auraient pas laissé insensible Charlie Chaplin comme ce flash annonçant la mort de Tito, le tout puissant dirigeant de la Tchécoslovaquie. « Titi est mort », annonça-t-on fébrilement une première fois, suivi d’une rectification : «Toto est mort ». Il fallut une rectification de la rectification pour obtenir le bon résultat… Sans parler de la sublime perle, «oscarisée» à Hollywood: Juliette «Boniche».
Les lumières de la nuit, chères à Charlot, s’estompant au rythme des guichets départ, le guilledou au sein de l’entreprise demeure plus problématique. En revanche, les coquilles se ramassent encore ça et là. Les deux dernières en date ne sont pas les moins désopilantes. Ma fée a en effet voulu se singulariser des autres médias en zappant la journée mondiale d’Alzheimer. La cause ? Elle avait oublié de l’inscrire sur l’agenda. En même temps que la mémoire, sa vue défaille aussi: une interview exclusive du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki Moon, lors du Congrès sur le climat de Copenhague avait en effet ravi les rédactions. A ce détail près que l’intéressé avait été confondu avec une autre personne « de type asiatique ». Les cadences infernales ou la vieillesse : qui mettre en cause ? Un des cadres de la rédaction, Bertrand Rosenthal, s’en est d’ailleurs inquiété lors de l’élaboration d’un budget annuel. «N’oubliez pas, a-t-il conseillé à la Direction, de prévoir un parc de déambulateurs ». Elle est tellement gentille ma maman que tout le monde souhaite rester dans ses jupes. Vive la retraite à 80 balais !
Il est un secteur toutefois où l’on ne peut pas prendre des vessies pour des lanternes: la photo qui donne de multiples satisfactions à ma muse. Pour preuve : qui a immortalisé l’imbécile coup de boule de Zinédine Zidane en finale de Coupe du monde ? Un Britannique bien de chez nous bien sûr. Madré, ma maman avait pris le reporter à part. « Je veux que tu suives Zidane et rien d’autre, avait-elle prévenu. Tant pis pour le reste…».
Voilà comment on signe un scoop planétaire… Vous savez, le scoop, cette info qui ouvre les journaux à laquelle tout le monde court sans jamais la rencontrer. Ce bijou qui fait jouir. Aussi rare qu’une femme fontaine, une perle dans une huître, le trou en un en golf ou le bon numéro au loto.
Trente sept printemps qu’il m’a fallu pour en toucher un ! J’étais certes émancipé, mais j’avais gardé de bons contacts maternels ce soir de 4 juillet 2009 où je me retrouve à table à la soirée de gala du Mondial-La Marseillaise à pétanque, dans le prestigieux cadre historique de la société Ricard, à Sainte-Marthe, sur les hauteurs du Vieux Port, en vue de l’autre Bonne Mère. Un collègue de mes amis me tient alors ce propos. « Occupe-toi de ces dames. Je reviens et si t’es sage je te file une info ». Parole tenue, une demi-heure après il lance : « tu peux annoncer la mort de Robert-Louis Dreyfus».
Je joins l’AFP en prenant des gants. « Par précaution, je vous annonce, mais le savez-vous sans doute déjà, que RLD est mort ». Silence au bout suivi d’un « euh, ça couvait». « N’hésitez-pas à me rappeler en cas de besoin », précisé-je. Une heure plus tard, je m’enquiers de la suite donnée à mon coup de fil pour m’entendre dire : « ça nous a bien servi. On a lâché l’info quand France 3 l’a annoncée ».
Voilà comment un véritable scoop, le décès du patron de l'OM et du turbulent homme d'affaires, se transforme en fiasco. De retour, j’ai demandé une explication au fautif. « Le bureau de Marseille ne répondait pas et tu ne faisais plus partie de l’effectif… ». Le traître : ne sait-il pas que l’AFP, c’est pour la vie…
Mais nostalgiques dépêchez-vous ! Le pimpant paquebot de l'info est en passe de désarmement de son lieu historique, devant le Palais Brongniart. L'hélice tournicote désormais rue Vivienne, côté opposé à l'ancienne maison close. Combien de temps le site historique veillera-t-il encore sur les colonnades ? J'entends en effet d'ici Michel Sardou se mettre à fredonner : « Ne m'appelez plus jamais (Agence) France (Presse)... »