Pierre Soulages amuse au moins autant qu’il dérange
Imaginer le maître de l’abstraction lyrique pieds nus en train de peindre à la Dulux Valentine « une seule couche suffit » ne va pas faire rentrer Clin d’Oeil dans les bibliothèques d’histoire de l’art. Un éditeur d’art – Jacques Boulan – définissait ainsi violemment l’art un jour à la FIAC : « L’art doit te faire marrer ! » Malgré ses noirs, Pierre Soulages amuse au moins autant qu’il dérange. A voir au centre Georges Pompidou jusqu’au 8 mars 2010.
«Avec l’âge que vous avez et ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis ! » Le trait est de Picabia. À voir la queue d’impatients qui se pressent au Centre Pompidou depuis le 14 octobre pour voir « Expositions au centre » une rétrospective de 60 ans de travail du peintre, on aurait tendance à penser le contraire et pourtant. La peinture de Soulages est une histoire - de l’art - du conflit. Voilà ce qu’il y a à voir à Beaubourg, une guerre de l’homme avec la matière.
Il se met à dos, notamment, les admirateurs béats des impressionnistes, en réintroduisant le noir qu’ils avaient banni. Il va également se brouiller avec son époque, dès sa première exposition d’importance. Il y expose Peinture 130 x 79 cm, 1946, « je ne peux pas en parler, dit-il en 1994, sans me souvenir de l’impression qu’elle faisait en 1947 parmi les autres toiles des cimaises du Salon des Surindépendants. Elle était plutôt grande parmi les autres et paraissait beaucoup plus sombre au milieu des toiles aux couleurs pâles ou de toiles très colorées rouges, bleues, jaunes, qui, disait-on, manifestaient la joie de la liberté retrouvée… cette toile, parmi les autres, était presque choquante, surprenante en tout cas, et, pendant quelques minutes, je me suis dit : ‘Je ne suis vraiment pas dans le vent.’ Mais très vite je me suis réjoui d’être si différent. Cette différence me caractérisait et c’était bien mieux ainsi. »
La suite semble être un conte de fée. Picabia, alors tout puissant, aime. Les voix de l’art de l’époque comme Jaudon et Delteil, dans l’ordre, lui murmurent que « toutes les audaces lui seront permises », et qu’il prend « la peinture par les cornes». Tout Paris s’emballe, on sait comment ça se passe. Un jaloux, voire un con, René Mendès France pour ne pas le nommer, peintre alors dans le vent, dira devant cette fameuse Peinture 130 x 79 cm, 1946 : « Alors c’est à Rodez qu’on fait de la peinture abstraite maintenant ! »
L’histoire de Soulages, ce Ruthénois de haute taille, au physique de Rugbyman, dixit Pierre Encrevé, a également un petit parfum issu d’un roman de Zola. Il peint dans un appartement de Courbevoie. M. Encrevé explique que « Manquant de moyens, les Soulages se nourrissaient des provisions qu’envoyait la mère de Pierre, buvaient le vin du père de Colette et se servaient de bicyclettes pour aller à Paris, où ils ne connaissaient personne dans le milieu artistique. »
Rapidement, Soulages va se démarquer plus encore par ses outils de travail incongrus : outils de brocheurs, d’apiculteurs, de tanneurs, de menuisiers. Le peintre dit : « J’aime les matières qui changent, le temps piégé par les matières. »
Pourquoi va-t-on voir Soulages (ou pourquoi y aller)? Ça c’est une question qu’elle est bonne aurait dit Coluche, s’il avait été critique d’art. Réponse d’intello, Alfred Pacquement en l’occurrence : « L’œuvre de Soulages a ceci de commun avec un menhir gravé ou une église romane – pour ne citer que des exemples qui lui sont chers – qu’elle ne peut parler au spectateur sans que celui-ci en possède une connaissance approfondie. Nul n’a le droit de privilégier sa propre lecture, pas plus l’artiste qui s’y refuse, comme on vient de l’entendre, que le spectateur. Et l’œuvre n’existe pourtant qu’à travers le langage. »
Pour ceux qui ne comprennent rien au charabia du critique d’abstraction lyrique, on va tenter une explication entre Buffon « le style, c’est l’homme» et Freud, en replongeant dans l’enfance du petit voyou de la peinture, noire donc.
Bouffonnerie en premier, à la manière d’un Rabelais, Soulages s’amuse de ce qu’on voit chez lui, quand lui n’y voit – ou n’en dit - souvent rien d’autre « qu’un projet linéaire, cyclique. » Exemple, à ceux qui, en 1962, disaient que ses premières peintures d’arbres inspirèrent l’art abstrait, il répondait : « Ce qui m’intéressait c’était le dessin des branches, leur mouvement dans l’espace. On a pu voir là, le départ de mes peintures abstraites. Si elles sont une écriture qui en est voisine, c’est presque un hasard. Mais des barreaux de chaise auraient pu me fournir le même point de départ. » Décidement cet homme-là a décidé de coller des bâtons dans les roues de la critique et de donner une raison de boire à un autre Pierre; Restany. Dès 1949, Jean Rousselot, de La Dépêche de Toulouse, admire ce qu’il nomme «son faire » et il ajoute que Delacroix ne l’eut pas «désavoué », avant de louer « ses pâtes solides minutieusement préparées et intelligemment épandues, ses irisations, ses transparences qu’il propose partout à l’œil. »
La transparence est moins évidente dans les grands formats du travail le plus contemporain de Pierre Soulages, ce qui amène la seconde grande question sur son travail, mais qu’y a-t-il dans la tête de ce peintre ? N’ayant pas pu soumettre l’homme à des aveux circonstanciés, également nommés interviews dans certains cercles, il faut se résoudre à se pencher sur l’enfance de ce petit Black Panther de la peinture.
« C’est à Conques, où sa mère l’avait mené une première fois dans l’enfance, que, lors d’une visite collective organisée par un professeur de lycée, quand il avait douze ou treize ans, bouleversé par la beauté de l’architecture, la ‘musique des proportions’, il eut le sentiment que la seule vie qui valait d’être vécue était celle que l’on consacrait à l’art, sans songer pourtant à la sculpture ou à l’architecture, mais à la peinture.» Merci Pierre Encrevé pour cet éclairage, on y voit moins noir. Personne n’ayant écrit aussi justement qu’Encrevé sur Soulages, on lui laissera le mot de la fin. «L’histoire a eu le tort de considérer l’art abstrait américain comme exclusif, on ira au cinquième étage du Centre comparer son travail avec celui de Pollock ou Rothko, or il se trouve qu’un acte fondateur de l’art contemporain a eu lieu à Courbevoie, en 1946, Pierre Soulages a commencé à peindre. Ses premières toiles abstraites sont peintes en noir ou en brun.»
Encrevé encore : « On a pu voir dans cette peinture une abstraction des grands rythmes de la nature, comme des enregistrements de cardiographe du Grand Plan. D’autres critiques ont parlé de spiritualisme et même de mysticisme. Telles sont les grandes œuvres qu’elles échappent à leur propre créateur et donnent lieu à des exégèses parfois les plus contradictoires. Mais l’interprétation d’une œuvre n’est-t-elle pas secondaire ? Et ce qui compte avant tout n’est-t-il pas que nous reconnaissions dans l’œuvre de Soulages l’une des plus admirablement peintes ? Le « métier » de Soulages est éblouissant et il est heureux qu’un tempérament aussi original soit uni à un technicien aussi parfait. »