Marcel Chiche, le pionnier de Marrakech
Marcel Chiche nous a prévenus. «Vous allez me demander de faire des efforts de mémoire; et c’est un exercice dans lequel je n’excelle pas...» avait-il lancé derrière une barbe de plusieurs jours, à la blancheur assumée, balisant les contours d’un parcours à nul autre pareil et d’une vie qui s’est dessinée comme on ouvre les tiroirs d’un coffre à surprises. Il nous a donné rendez-vous en début d’après-midi, au Comptoir, lieu incontournable des débuts de nuits marrakchis. Il nous attendait, à l’étage, en haut de l’escalier, là où chaque soir, depuis seize ans, une bouteille de Sidi Ali à la main, un collier tibétain autour du cou, il scrute, il zieute, il détaille la prestation de sa revue de danseuses orientales qui ont notamment fait la réputation majuscule de ce lieu unique.
Il y a deux manières de comprendre la formidable trajectoire de Marcel Chiche. La première, donc, consiste à la lire, presque chronologiquement, à l’aune de ses étapes d’entrepreneur novateur, parangon de la branchitude parisienne, professionnel irréprochable et inaltérable, pionnier du développement touristique de Marrakech, toujours en avance d’un train sur son époque, d’une marche sur la concurrence. La seconde tient dans les treize premières années de sa vie à Chlef, appelée Orléansville à l’époque de l’Algérie française, tristement célèbre pour ses deux tremblements de terre.
C’est là-bas, à 200 km au sud-ouest d'Alger, que Marcel Chiche a laissé son âme, celle de sa famille, celle de sa maman Marie-Rose, femme dévouée, généreuse et aimante, celle de son papa, David, paternel entourant, docteur de famille. Médecin de campagne, David est plus qu’un toubib. C’est un trait d’union social indispensable, dévoué à sa région, à ses habitants. C’est un modèle indéfectible pour Marcel. C’est un véritable notable qui parcourt la campagne, sillonnant sans compter au milieu des oueds, au cœur de la vallée du Chelif, entre les reliefs du Dahra au nord et les monts de l'Ouarsenis au sud.
Dans ce décor de carte postale, digne des films d’Alexandre Arcady, le jeune Marcel traverse une enfance studieuse et heureuse, à grandir dans la sacralisation des études et à gambader dans le maquis dégradé comme une peau de panthère, à courir à travers les champs de bougainvilliers et d’eucalyptus. «Les treize années de ma vie passées ici ont été les plus belles» confie Marcel. «J’ai aimé cette vie de famille, cette proximité avec les Algériens, ces heures passées dans la rue...»
Quand il fait ses premiers pas à Paris, en 1962, après l’indépendance de l’Algérie, Marcel ne se doute pas que ni le succès et la reconnaissance, ni les rencontres dorées et les nuits étoilées ne lui procureront la saveur délicieuse d’une jeunesse éternelle et d’un passé qu’il cherchera toujours à recomposer. «C’était un bonheur inachevé» dit-il. «Il me manquait toujours quelque chose. Je ne me suis jamais senti, chez moi, à Paris.»
C’est peut-être parce qu’il ne s’est jamais considéré en terrain conquis, sur les bords de Seine, que Marcel Chiche en a fait plus que les autres pour s’offrir sa part de soleil. Au grand désespoir de son père, qui a installé son cabinet dans le XIIIe arrondissement de Paris, Marcel Chiche met un terme à ses études de dentiste au crépuscule de la première année. «Je n’étais pas fait pour un seul métier» dit Marcel.
Il eut été dommage que sa première expérience dans le monde des affaires, à la tête d’un pressing, soit sa dernière. «Les pressings, ça marchait, à l’époque» explique Marcel. Situé rue Saint-Anne, au coeur de la Capitale, entre l’Opéra et la Bourse, le fameux pressing jouit très vite d’une réputation d’élégance à la Française. Tant et si bien que les Palaces, comme l’Hôtel Meurice, les gens en vue comme le présentateur télé Yves Mourousi, le couturier André Courrèges ou le peintre Salvador Dali deviennent des clients fidèles du pressing de la rue Saint-Anne.
Marcel agrandit son cercle d’autant qu’il retrouve ces happy few, la nuit tombée, au 7, situé... en face du pressing. Le 7, c’est le club révolutionnaire de Paris, dirigé, entre 1968 et 1970, par le futur propriétaire du Palace, Fabrice Emaer. Il n’y a pas de hasard. Jamais. Quand il ferme le store de son pressing, Marcel s’ouvre à un monde d’extravagance et de lumière qui changera sa vie. Dans ce club interlope où les punks se frottaient aux mannequins et les minets aux stars, Paris découvrait le disco des années 70 et Marcel le métier de ses rêves. «La nuit m’excitait» dit-il.
Au point de vendre le pressing. Marcel entre dans le métier et dans la nuit par une porte dérobée. Il collabore avec son ami Hubert Boukobza pour redonner un souffle à ces restaurants, situés rue de la Huchette, dans le Ve arrondissement de Paris, près du Boulevard Saint-Michel, au coeur du Paris touristique. «J’ai abordé ce métier dans un quartier et un secteur qui ne me correspondaient pas vraiment» confie Marcel. «Mais cela a été suffisant pour me prouver qu’il correspondait à mes aspirations.»
Plus adapté à une clientèle raffinée, Marcel attend son heure pour s’épanouir. Elle viendra assez rapidement. Il y a des trains qu’il faut savoir ne pas laisser passer. Quand on lui propose d’acquérir le club, le Chevalier du Temple, situé dans le Marais, à l’angle de la Rue des Rosiers et de la Rue Vieille du Temple, Marcel Chiche ne reste pas à quai. Flanqué de son ami, Jonathan Amar, il relève le défi de la nuit. Surtout, il est le premier à réaliser l’alchimie, l’équilibre impossible entre l’ambition culinaire à base d’une cuisine française revisitée et la branchitude du décor.
A côté du?Palace, ouvert par Fabrice Emaer, et des Bains Douches, cornaqués par Coluche et Stark, le Chevalier du Temple trouve sa place et fend l’armure. Yves Saint-Laurent et Andrée Putman, la designer, sont les meilleurs prescripteurs de cette nouvelle adresse qui marie gastronomie et branchitude. Au rez-de-chaussée, le club devient un must pour les afters des grands concerts parisiens. Ray Charles, Michel Jonasz, le saxophoniste ténor, Dexter Gordon, le pape de la salsa, Carlos Patato Valdes et le duo brésilien, Les Étoiles, avaient leurs habitudes. Forcément, il était difficile de ne pas éveiller appétit et jalousie. «On a été rackettés comme dans le film ‘Le grand pardon’, avec un calibre sur la tempe» confie Marcel Chiche. «Ce n’était évidemment pas notre idée de la nuit. On a donc décidé d’arrêter.»
« Lors des débuts, il m’est arrivé de pleurer de désespoir.
Je me demandais ce que j’avais eu besoin
de me prouver. Mais, j’ai trouvé en moi des ressorts inconnus
de résistance et d’abnégation. Pour toutes ces raisons,
le Comptoir est la plus douloureuse expérience professionnelle
de ma vie. Mais, ma quête portait davantage
sur un retour aux origines qu’une soif de réussite... »
Vacciné, Marcel tourne le dos à la nuit. Il ne donne pas suite à la proposition, de son compère Hubert Boukobza, de participer à l’aventure des Bains Douches. «J’étais échaudé...» dit-il. Il se sert de son carnet d’adresses pour lancer, avec son ami photographe Jean-Marc Cialome, le premier book vidéo-publicitaire. «On a connu notre petit moment de succès mais notre concept était trop avant-gardiste» précise Marcel. «Alors, on a mis la clef sous la porte».
La porte magique de Paris, c’est celle des Bains Douches, tenus par ses amis de toujours Hubert Boukobza, donc, mais aussi Jonathan Amar et le DJ Claude Challe, invité récurrent de Lunettes noires pour nuits blanches, l'émission de Thierry Ardisson qui a pour cadre «Les Bains». C’est naturellement que Marcel Chiche rejoint Hubert, Jonathan et Claude et retrouve le chemin du monde de la nuit, en 1979. «J’ai surtout retrouvé mes amis, c’était mon vrai moteur» dit-il. «J’ai eu la chance et l’honneur de vivre de l’intérieur la plus grande époque des Bains Douches et des années quatre-vingts.»
Souvent comparés au Studio 54, à New-York, les Bains ont une réputation planétaire. Marcel côtoie les plus grands de ce monde. Un jour au bureau, avec Mick Jagger, un autre à table avec Robert De Niro ou Harisson Ford, le suivant, au club, avec le peintre Jean-Michel Basquiat, tous les soirs avec des artistes comme Prince qui défilent, sans discontinuité, rue du Bourg-l’Abbé, dans le IIIe arrondissement de Paris, Marcel est dans un tourbillon vertigineux. Il ne perd pas pied. «Toutes ces rencontres m’ont surtout permis de comprendre le phénomène de relativité» confie Marcel. «Les célébrités, aussi importantes soient-elles, se confiaient, une fois la nuit tombée. Et je me rendais compte qu’elles avaient les mêmes névroses que les miennes. Ça m’a aidé à démystifier ces gens-là et à lâcher un peu le milieu de la nuit.»
S’il distend ses relations avec la nuit parisienne, il ne quitte pas pour autant l’activité. «Le business était le bon mais je cherchais une affaire plus tranquille» confirme-t-il. Lassé par les restaurants branchés et leurs mises en scènes en trois temps pour autant de plats, il imagine démocratiser un chef étoilé en lui confiant le choix d’élaborer une carte de tapas dans un lieu ouvert à tous les vents, délesté du lourd protocole des réservations.
Consultante au?Bains, la grande cuisinière Dominique Nahmias Olympe, première chef étoilée, accepte de relever le défi. Le Comptoir était né, en 1984! Rue berger, dans le Ier arrondissement de la Capitale, en face du jardin des Halles et des Pavillons Baltard, Marcel vogue vers de nouvelles aventures. «Avec mon carnet d’adresses des Bains et la réputation de Dominique, le succès a été au rendez-vous très rapidement» précise Marcel. Le Comptoir devient un lieu incontournable, chic et branché. C’est surtout le before des Bains. Le cinéaste Roman Polanski, ami d’hier et d’aujourd’hui, est un fidèle du Comptoir. Idem pour le milliardaire québécois Guy Laliberté, propriétaire du Cirque du Soleil ou pour l’ancien Président de Cartier, Alain-Dominique Perrin, fondateur de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, intimes de Marcel depuis l’époque des Bains.
Ces deux amis pour la vie sont aussi de l’aventure du Tournoi de pétanque des Halles. Créé par Marcel Chiche, et organisé devant le Comptoir, rue Berger, ce concours de triplette mixte est vite devenu le grand rendez-vous du Paris?branché. L’homme politique Lionel Jospin, le designer Stark, le couturier Jean-Paul Gauthier ou le chanteur Marc Lavoine n’auraient raté l’événement sous aucun prétexte. «L’autre jour, Claude Challe me montrait le dictionnaire de la branchitude parisienne» explique Marcel Chiche. «A côté de mon nom, on ne parlait que du Trophée de Pétanque des Halles. C’est fou, il n’y avait pas un mot sur le Chevalier du Temple ou sur les Bains.»
On ne choisit pas forcément l’empreinte qu’on laisse. Ni forcément son destin. La première crise du Golfe, en 1990, change celui de Marcel. «Tout devenait plus difficile» dit-il. «Les gens avaient peur de l’avenir et consommaient moins.» Encore une fois, Marcel sort une idée novatrice et révolutionnaire de son chapeau. Il est le premier à installer un Flight case et un DJ dans son restaurant. Il ne sait pas encore que ce concept va inoculer les lieux branchés du monde entier. A Paris, c’est un feu de poudre. «Les clients faisaient la queue sur 100 mètres jusqu’au Bistrot Chez Clovis» raconte Marcel Chiche.
La bonne nouvelle, c’est que l’idée séduit le Tout Paris. La mauvaise, c’est que ce beau monde, à qui on propose un nouveau modèle de fête, vit et fait du bruit. «Une voisine m’a attaqué pour nuisances sonores» se souvient Marcel. «Elle voulait ma peau et elle l’a eue. Je suis allé chercher mon arrêt de fermeture administrative, à côté d’un centre de Pole Emploi. Quel symbole ! Une telle mesure me flinguait et mettait le personnel au chômage.»
Marcel, qui a le cuir tanné et la combativité chevillée au corps, obtient un délai et remet l’affaire sur les rails. Mais le coeur n’y est plus. La passion est enfouie. A cette époque, il voyage beaucoup. Il cherche un chez lui. Il cherche sa maison. «J’étais en quête d’une base plus agréable, plus sereine» avoue-t-il. Ce ne sera pas la Thaïlande ou Bali, ni Goa où Marcel passe beaucoup de temps et où les hippies aimaient se rassembler. Ce sera le Maroc et Marrakech, découverts il y a 25 ans.
C’était au printemps, 1995. Un mois de mai... La meilleure saison. Le souvenir est impérissable. Les mots de Marcel se font plus précis et plus appuyés. Comme s’il était enfin certain de l’expression de ses sentiments. «L’avion s’est posé sur l’aéroport à l’exotisme certain» raconte Marcel. «La porte s’ouvre sur une passerelle où je pose mes pieds. Je suis envahi par une chaleur sèche et délicieuse. Je suis ensorcelé par une odeur de figuier. Je me retourne vers la mère de mes enfants et je lui dis : ‘c’est chez moi, ici’.»
Partir-revenir.. Dans un long pas de deux, Marcel Chiche ne quitte Marrakech que pour mieux la reconquérir. C’est le temps de la recherche d’un lieu pour installer son affaire. «J’étais vraiment amoureux de Marrakech» confirme Marcel. «Je voulais mettre mon expérience au profit de cette ville par amour et non par calcul mercantile ou opportuniste. Ce n’est vraiment pas de l’hypocrisie. Il faut se souvenir qu’il n’y avait rien à l’époque et que parier sur l’expansion de Marrakech était un pari audacieux». D’ailleurs, il ne compte pas ses nuits blanches, quand chaque nuit lui offre le temps d’un débat intime sur la pertinence de son choix.
Quand on lui propose un lieu, dans le quartier de l’Hivernage, Marcel fonce. Mais les appartements sont occupés et la visite est impossible. Pas grave, l’impression et l’intuition suffiront. «De l’extérieur, j’ai vu cette bâtisse qui datait des années cinquante» explique Marcel. «J’ai flashé sur les deux niveaux avec un escalier. C’était suffisant pour me convaincre, c’était comme ça que je voyais les choses.»
Au début, il ne voit que les problèmes avec les différents corps de métier pour des travaux qui débutent, en 1998. Il entrevoit le bout du tunnel, un an plus tard. C’est de l’équilibre entre les deux cultures de Marcel Chiche, l’orientale pour le cœur et l’ADN, l’occidentale pour l’expérience et la réussite professionnelle, que le Comptoir est sorti de terre. «J’ai été obligé de puiser dans ma mémoire et ma vision pour exprimer mon fantasme oriental» dit joliment Marcel Chiche. La cuisine serait donc une fusion entre la cuisine internationale et les plats traditionnels marocains. Pour la décoration, Marcel a fait dans l’oriental moderne. Et s’il savait exactement où il voulait mettre les pieds, il a néanmoins été aidé par Jonathan Amar, le copain du Chevalier du Temple, reconverti dans le design.
Associé au début de l’aventure marocaine avec Jonathan Amar, Marcel Chiche vole très vite de ses propres ailes. «J’ai imaginé le Comptoir à travers une loupe conceptuelle» avoue Marcel. «Le Comptoir ne devait pas seulement être un lieu pour boire et manger. Ce devait être un endroit festif, amusant. A l’époque, la référence, c’était le restaurant Yacout avec ses deux musiciens et sa danseuse aux formes nourries qui passaient de table en table. Pour frapper un grand coup, j’ai lancé dix danseuses après un casting pour trouver des filles talentueuses et minces. Et j’ai placé des musiciens tout au long de l’escalier.»
«J’ai tout reconstruit à 50 ans. Je suis parti
sans me retourner. au maroc, j’ai appris
la discrétion. En 15 ans, je ne me suis pas fait
un seul ami. Je suis un citoyen du monde.
Je ne cultive pas d’appartenance citoyenne
ou religieuse. Je n’ai pas envie de mettre
des barrières autour de moi. Je pousse
là où on me met. Cette force, je la tiens sans doute
de mon déracinement forcé d’Algérie.»
Surtout, Marcel Chiche a balayé les errements du passé. «J’ai essayé de ne pas reproduire les erreurs que j’avais pu commettre au Comptoir, à Paris ou aux Bains Douches. J’ai appris à ne pas trop me mettre en avant. Je ne voulais pas que les gens viennent pour moi.»
Au début de l’aventure du Comptoir, quand les légumes sont livrés en karoussa tiré par des ânes et que le 2e étage est une salle d’expo d’artistes et de meubles chinés, Marcel Chiche joue les DJ. La première année d’exploitation, de 1999 à 2000, il passe l’essentiel de se son temps derrière les platines. «Je savais que la musique était prédominante» dit-il. «Je ne voulais prendre aucun risque dans ce domaine».
Ça n’a pas forcément été perçu ainsi. Au début, les clients de Rabat et Casablanca se demandaient qui était ce patron derrière les platines qui ne se déplaçait pas pour les saluer. «En plus, ils me reprochaient de vouloir leur apprendre la cuisine marocaine revisitée» confie Marcel. «Pourtant, je n’ai jamais fanfaronné. Lors des débuts, il m’est arrivé de pleurer de désespoir. Je me demandais ce que j’avais eu besoin de me prouver pour me lancer dans cette vie-là. Mais, j’ai trouvé en moi des ressorts inconnus de résistance et d’abnégation. Pour toutes ces raisons, le Comptoir est la plus douloureuse expérience professionnelle de ma vie. Mais, ma quête portait davantage sur une prospection environnementale, une introspection intime, un retour aux origines plutôt que sur soif de réussite et d’argent, donc tout est bon.»
Parfois, ce fut même très bon. Il en va de la soirée d’inauguration quand Franck Couëcou, l’ancien boss de Moët et Chandon, a fait livrer des caisses de champagne sur les tapis roulants de l’aéroport avant que des petits Honda n’organisent la transhumance vers l’Hivernage. Il en va des quatre premières années du Festival du Film de Marrakech, entre 2001 et 2004, quand le Comptoir était l’unique lieu des soirées officielles organisées par Daniel Toscan du Plantier. Il en va de l’anniversaire de Puff Daddy, organisé en 2003 avec la présence de Jamel Debouzze. Il en va de toutes ces soirées où le Comptoir transpirait d’une énergie artistique et entrepreneuriale énorme. «Pendant 4 ans, le Comptoir a été le seul point de ralliement de toute une faune» explique Marcel. «Le monde se reconstruisait ici. Tous les clients avaient des idées. Certains dessinaient les plans de leur future maison d’hôtes sur les dessus de tables. Tous ces gens-là avaient le même esprit que moi. Je suis nostalgique de ces années-là.»
En revanche, on ne trouve chez lui aucune nostalgie de Paris. «Je n’ai aucun spleen de mes années parisiennes» dit-il. «Je me dis simplement que ma vie a été cool. J’ai juste été au bon endroit à une époque propice à l’émanation artistique.» Aujourd’hui, Marcel est apaisé. «J’ai tout reconstruit à cinquante ans» dit-il. «Je n’ai plus envie de pester contre les autres, ni de les juger. Je ne comprendrai jamais ceux qui dénoncent le système mais continuent de le subir. Moi, j’ai fait mes bagages. Je suis parti sans me retourner. J’ai mis mes actes en conscience avec ce que j’exprimais. Je me suis mis en danger et j’ai assumé. Ici, j’ai appris à cultiver la discrétion. En 15 ans, je ne me suis pas fait un seul ami. Heureusement que je suis fort et riche de mes rencontres d’avant.» Et Marcel de poursuivre: «Je suis un citoyen du monde, un voyageur-né. Je ne cultive pas une appartenance citoyenne ou religieuse. Je n’ai pas envie de mettre des barrières autour de moi. Je pousse là où on me met. Cette force, je la tiens sans doute de mon déracinement forcé d’Algérie. Un jour, on m’a poussé vers la sortie et j’ai grandi ailleurs.»
Betsabé, Greg et Tom, les enfants de Marcel, ont grandi, au?Maroc. Et si la première a décidé de poursuivre ses études à Londres, les deux garçons ont décidé de construire leur vie, au Royaume. Après des études de lettres et de cinéma, Greg a épaulé son père, au Comptoir. Ça lui a tellement plu qu’il s’est lancé dans l’aventure du Azar, un restaurant élégant, situé dans la nouvelle ville de Guéliz. Les chiens ne font pas des chats et Greg a forcément poussé avec de la bonne graine. «C’est un tracteur, un bosseur» dit Marcel, fier du fiston. «Le Azar a ouvert en pleine crise et ce n’était pas gagné. Greg a réussi à faire du Azar une belle étape de Marrakech, un lieu propre où l’on mange bien.»
Si Greg s’est improvisé dans le métier, Tom a ressenti très vite une grande passion et une vraie vocation. Rien d’étonnant qu’après de brillantes études d’hôtellerie, à Paris, une expérience, en cuisine, chez Jean-Louis Costes, Tom soit revenu dans la Ville Ocre se confronter à la réalité du métier et de la salle... au Comptoir. Avec le miroir grossissant d’un père dont la première valeur est celle du travail, Tom peut voir loin. «Le Maroc, c’est chez moi et ce métier est ma vie» confie Tom. «Je n’envisageais pas forcément de rentrer aussi vite, à Marrakech, après mes études. J’imaginais voyager, m’ouvrir au monde. Mais l’envie était trop forte de rejoindre mon père au Comptoir...»
Histoire de prolonger un lien charnel et écrire une histoire familiale. Marcel avale un peu ses mots. Il dit : «Éventuellement, Greg et Tom me remplaceront, un jour...»