Lucien Leuwenkroon, prince du café au royaume du thé
Rare privilège, Lucien Leuwenkroon nous a ouvert les portes de son cerveau. Pas pour une séance de psychanalyse mais pour nous inviter à visiter les entrailles de la Maison Lavazza dont il préside aux destinées depuis vingt ans. C’est au sous-sol de la belle villa du boulevard Ghandi, à Casablanca, qu’il a installé le service après vente des célèbres machines à café. C’est là que Kebir et son équipe entretiennent le mythe. «C’est notre caverne d’Ali Baba, notre maison des secrets» précise Lucien. «C’est surtout là que nous tenons notre engagement clients, notre pacte moral avec eux. C’est la raison pour laquelle nous avons appelé ce lieu ‘le cerveau’.» Lucien entretient un ressort affectif, presque amical avec ses salariés. «Au travail» lance-t-il, à Kébir. «Je dis ça aux gens que j’aime...» précise-t-il.
Pas de bobos au cerveau, il est temps d’accompagner Lucien Leuwenkroon à son bureau, deux étages plus haut. Pas de signe ostentatoire, pas d’objets personnels, juste de l’auto-promotion qui envahit les murs. Peu de désordre, peu de dossiers sur le bureau, Lucien est un homme organisé. «Surtout, je ne suis pas un homme de dossiers» glisse-til. «C’est ma femme Soraya qui fait vraiment tourner la machine. En vérité, je suis rentré dans une forme de pré-retraite.» Derrière la réussite de chaque homme, il y une femme. Soraya Badraoui est fabriquée de ce bois-là. Femme de l’ombre, humble et discrète, bosseuse et talentueuse, elle est le maillon fort de Top Class Espresso qui commercialise la marque Lavazza.
Aux côtés de Lucien, elle a été à bonne école. Lucien est un lion, né il y a 61 ans dans une maison à Anvers en Belgique qui s’appelle Le domaine de lionceaux. Et son nom Leuwenkroon signifie en flamand : les lions de la couronne. Ça ne s’invente pas ! «Je suis un citoyen du monde, mes origines sont multiples» dit Lucien qui a grandi dans une famille bourgeoise d’Anvers, ville aisée située dans la région flamande. «Je suis né dans une parfumerie car mes parents étaient vendeurs de parfums» explique Lucien. «Ma maman Lily est toujours de ce monde, elle habite Anvers et a nonante trois ans ! ».
Alors là, chers amis lecteurs, il faut entendre quatre-vingt-treize ans (93), car en Belgique c’est de cette façon que l’on énumère ! Lucien Leuwenkroon se targue de ne pas avoir fait d’études, il en dégage même une certaine fierté. «Mes études et ma culture ont été acquises suite à de nombreux voyages» dit-il. «J’avais un ami dont les parents avaient une agence de voyages, spécialisée dans la plongée sous-marine. Cela m’a permis de séjourner durant trois ans en Asie et en Amérique latine pour trouver des sites extraordinaires pour cet exercice. J’ai même travaillé pour une société de location de voitures en Amérique latine durant 6 mois. J’avais 19 ans, la vie m’ouvrait ses portes ».
Elle ne les lui a jamais refermées. Trois ans en Asie, pour un jeune homme même vêtu dans des habits d’aventurier, ce n’est pas si simple ! « J’y ai tout fait. Surtout, la découverte de pays comme le Népal, l’Inde, la Birmanie ou encore la Thaïlande» se souvient-il avec nostalgie. «J’ai travaillé pour un projet américain qui m’a passionné dans le domaine de l’aquaculture. On faisait des croisements entre des espèces de crevettes et des langoustes».
Partir, finalement pour le jeune Lucien c’était une contestation envers le milieu bourgeois d’Anvers, la parfumerie de Jack et Lily. Des parents forcément soucieux de le laisser partir... « Il faut se replonger dans l’époque, c’est l’après 68» explique Lucien Leuwenkroon. «Che Guevara nous fait rêver, on a tous comme ligne de conduite le slogan célèbre : ‘il est interdit d’interdire’. Les conflits de génération de jeunesse ! On ne demande pas trop à ses parents et ils n’ont pas beaucoup d’avis à donner. Et quand bien même, ils connaissaient notre détermination. Contestation pépère tout de même, car je revenais aux sources pour gagner un peu de sous et pour pouvoir repartir.»
A 24 ans, après six années consacrées aux voyages à l’aventure organisée, Lucien revient à Anvers. Retour dans le domaine de la parfumerie. Il travaille en solitaire durant une année comme représentant indépendant pour une marque française de parfums. Le challenge consiste à vendre ce parfum à tous les concurrents de ses parents à travers de toute la Belgique. L’homme, vous l’aurez compris, ne veut pas se reposer sur ses lauriers. « C’était une petite marque : Jean Desprez, et le parfum, Bal à Versailles, sentait fort, même trop fort » avoue-t-il.
Lucien a du nez. C’est son grand talent. Il va travailler, comme il le dit sérieusement cette fois, auprès de son père. Forme d’abandon de la contestation ou fierté d’avoir réussi une jeunesse sans études ? «C’était bien car autour de maman Lily et de Jack sont venus s’adjoindre mon grand frère Robert et mon oncle Arthur» précise-t-il. «La famille a toujours été pour moi une valeur sûre. Nous étions quatre, 2 filles et 2 garçons.». Mais Lucien, vous le remarquerez, est toujours loin du monde du café et du Maroc. Il entame une nouvelle aventure.
La famille réunie, les Leuwenkroon pouvaient ainsi voir plus grand. Ils ouvrent alors une boutique en 1978, rue Neuve, artère chic et chère, située entre la place Rogier et la place de la Monnaie à Bruxelles, belle rue piétonne et commerçante la plus fréquentée de Belgique. « C’était énorme, près de 4000 m2 de surface avec salon de coiffure, institut de beauté, bancs solaires…. On l’a appelée : L’univers pour elle et lui ! On en a aussi monté dans d’autres villes de Belgique mais moi je ne m’occupais que de Bruxelles.»
Lucien, que l’on surnomme Luc, affirme son goût du commerce qui ne le quittera plus. Assez logique, car son enfance en fut bercé. Toujours pas de café ni de Maroc ? On y arrive. En fait, disons que c’est plutôt une jeune étudiante Marocaine, native d’Essaouira, qui va faire chavirer le cœur du futur Monsieur Lavazza. Elle se prénomme Soraya ! « Elle faisait des études supérieures scientifiques» se souvient Lucien. «La rencontre est due au hasard chez des amis. On se séduit, on se fiance, elle termine ses études et on se marie. Le mariage sera ma première rencontre avec le Maroc.»
Soraya Badraoui devient Madame Leuwenkroon et va intégrer les fragrances de son époux. Porté par son amour fusionnel et le soutien indéfectible de sa motié, Lucien voit grand. Il est ambitieux. Il ouvre des magasins tous les six mois. Tout naturellement les tâches se multiplient mais se partagent entre les deux complices jeunes mariés. L’empire évolue vite et Soraya épaule Lucien de main de maître.
Leur amour ne fait que grandir. Ils resteront huit ans ensemble dans cette entreprise parfumée. « A l’époque, avec l’arrivée de l’Euro et de l’espace Schengen, on était trop gros pour rester belge et trop petit pour devenir européen» précise-t-il. «Il fallait prendre une décision. Un grand groupe (NDLR: Douglas chaîne internationale allemande de parfumeries) nous a fait une proposition de rachat impossible à refuser...»
Avec une coquette somme en poche et sans activités professionnelles, Soraya et Lucien s’occupent de leurs enfants qu’ils ont eu la chance d’avoir entre temps: Rafi et Sofia. Rafi est l’aîné, il a 27 ans et habite maintenant Montréal où il est cinéaste. Quant à Sofia, elle vient de fêter son quart de siècle et poursuit des études commerciales au Grand-duché du Luxembourg. «Ce sont des shérifs belges puisque leur maman est sheriffa» dit Lucien. «Après la vente de nos affaires en Belgique, j’avais moins de 40 ans, un peu jeune pour prendre la retraite ! Nous nous essayons dans d’autres affaires mais mon goût du voyage me reprend puisque je n’avais plus rien qui me retenait. Je décide de partir au Maroc. Soraya reste en Belgique, cela ne la dérangeait pas. La vie en Belgique était pour nous très confortable, nous avions beaucoup de relations mais moi je m’ennuyais ».
Avant de partir à l’aventure, notre lionceau Lucien cogite sur ce qu’il va pouvoir faire au Maroc. Il cherche un produit à commercialiser. Après une rencontre avec la famille Lavazza, en Italie, ce sera le café, «deuxième produit le plus trader dans le monde après le pétrole» précise Lucien. Soraya ne décourage pas Luc mais le met en garde sur les difficultés de son Maroc. « Ce n’était pas facile pour ma femme, mère de deux jeunes enfants et d’un naturel sédentaire de me laisse aller débroussailler le terrain» avoue Lucien.
Et le voilà parti en éclaireur, en 1994. Durant deux ans, souvent seul en voiture, il fera la navette entre la Belgique et le Maroc. «Personne ne connaissait la marque Lavazza à l’époque, à part en Italie» assure-t-il. «Moi non plus je ne la connaissais pas mais ce qui m’a séduit c’est leur idée de capsules pré-dosées. Et puis le côté familial de l’entreprise Lavazza ressemblait un peu à notre façon de concevoir les affaires. Après un an, j’opte avec conviction pour le Maroc alors que j’avais eu la possibilité de lancer la marque au Liban, en Afrique du sud.»
Soraya ne rejoint pas tout de suite son mari, elle fait la navette à son tour. Après avoir hésité avec Rabat, Lucien jette son dévolu sur Casablanca pour installer son siège social. Voilà le temps du recrutement, de la recherche de locaux... et de l’emménagement, en 1995, dans les locaux au CIL - devenu aujourd'hui "Hay Essalam", mais les Casablancais dans leur majorité continuent à l'appeler par l’ancien nom - dans la rue Ibnousina Avicenne. Hasard qui n’en est peut-être pas un puisque Avicenne est un philosophe et médecin médiéval persan, qui marqua le 11ème siècle apr. J-C par ses découvertes médicales et … celles des vertus du café.
Confidences, en toute confiance, avec celui qui collectionne les lunettes originales pour aiguiser son côté caméléon. Rencontre avec le Prince du café qui essaye de ne pas boire la tasse au Royaume du thé...
Clin d’œil.- Vous êtes un homme chanceux. Vous avez réussi à tous les étages du parfum au café...
Lucien Leuwenkroon.- En fait, c’est ma complémentarité avec Soraya ! Moi, c’est l’instinct ou le flair et sans prétention j’ai des visions pour détecter certaines choses ! »
Vous aimez le café ?
Non !
Imposer le café au pays du thé... Quel défi !
Le café n’a pas été imposé ! Le thé reste quand même une consommation prédominante au Maroc ! Mais, il est de fait que l’on a créé un «brand awarness», en gros, on a imposé une marque.
Vous entretenez une belle relation avec votre belle-famille...
Le père de ma femme Soraya était un grand magistrat. Ce sont des gens qui ont travaillé pour arriver à leur but. Pour moi, ils ne sont pas bourgeois car ma définition de la bourgeoisie, c’est des gens bien assis qui savent gagner de l’argent et ici ce n’est pas leur cas. Ce sont des personnes très cultivées. Mes beaux-parents ont réussi quelque chose de magnifique, ils ont eu beaucoup d’enfants et la majorité d’entre eux est partie étudier à l’étranger. Les études supérieures à l’époque au Maroc c’était très compliqué.
Est-ce que vous avez ressenti un choc de culture en débarquant au Maroc ?
Je ne connaissais rien des pays arabes. Le Maroc est un pays arabe sous influence africaine et européenne. C’est vraiment un melting pot, une belle mosaïque. C’est un pays ouvert, la preuve : on leur a appris à boire le café !
C’est un peu présomptueux...
Mais non ! De plus en plus, les gens commencent à apprécier le bon café. Le café au lait moitié moitié « le noussnouss », c’est 50% de la consommation.
Comment vos enfants, qui avaient 8 et 6 ans lors de votre arrivée au Maroc, se sont adaptés ?
A l’école, cela a été un peu compliqué, ils ne savaient pas comment trouver leurs repères. On leur a appris l’ouverture d’esprit et le respect des cultures, le respect du pays accueillant. Maintenant Sofia parle parfaitement l’arabe et Rafi a encore besoin d’un peu d’exercices.
Et vous, la langue arabe, vous y arrivez ?
Non, moi je ne parle pas l’arabe. J’ai eu d’autres priorités et puis je dois vous confier que le traumatisme du flamingantisme anversois, le mouvement nationaliste flamand, a beaucoup joué dans mon adolescence.
Comment réussir à diriger une entreprise comme Lavazza au Maroc en ne parlant pas la langue ?
Je comprends un peu le darija qui n’est pas une langue disciplinée. On peut y conjuguer des mots en anglais ou en espagnol avec des mots arabes et vice versa, il n’y a pas de logique ! Cependant dans le business le français est prépondérant. Moi, je suis venu à la base pour faire du business et donc, malheureusement, je n’ai pas eu le temps de trop m’intéresser à la langue. Par contre, je sais compter en arabe. En même temps, je sais compter dans une trentaine de langues. »
Votre épouse a-t-elle rencontré un décalage entre le Maroc qu’elle a connu autrefois et celui qu’elle va connaître avec vous ?
Ce n’est pas toujours évident pour une femme, même si on parle aujourd’hui de la parité avec la nouvelle constitution qui est venue avec le printemps arabe. Aux dernières élections, il faut tout de même reconnaître que beaucoup de femmes ont été élues.
Avoir une épouse marocaine vous a simplifié la réussite au Maroc ?
Certainement ! Mais j’ai surtout eu la chance de rencontrer une épouse brillante avec une grande capacité de travail.
Être mariée avec un étranger, à une période où les mariages mixtes étaient moins nombreux, n’a pas posé de soucis, à votre épouse?
Avec le premier cercle de la famille, il n’y a pas eu de problème du tout. Mais vis-à-vis des autres cercles par contre il a fallu du temps avant que tout le monde accepte. Si on fait partie de la bourgeoisie, c’est plus facile d’être intégré parce que l’on a une sorte de reconnaissance, cela montre qu’on est sérieux. Et puis être tout simplement sympathique et respectueux est un atout. Mais pour moi, je ne pense pas que ce soit l’étiquette qui fasse l’homme mais bien l’homme qui fait l’étiquette.