Leïla Slimani : «Je n’irai jamais chez Laurent Ruquier»
Leïla Slimani est incontournable. Invitée, le 2 mai dernier, au Palais de l’Elysée pour la dernière rencontre entre sa Majesté le Roi Mohammed VI et François Hollande, l’auteure couronnée par le Goncourt était également dans l’avion avec Emmanuel Macron en direction du Maroc où le nouveau président français rendait visite pour la première fois à Sa Majesté.
Leïla Slimani est une star à domicile. Chez elle, à Rabat, première étape de sa tournée marocaine avant des escales à Casablanca et Tanger, la lauréate du Goncourt 2016 fait recette. Remplie jusqu’aux ceintres, la Bibliothèque Nationale du Royaume a même été débordée par le succès populaire de la prestigieuse invitée.
En effet, près d’une centaine de personnes n’ont pu assister au rendez-vous littéraire, faute de place. «La culture est en vraie ébullition au Maroc» s’est félicité Jean-François Girault, l’ambassadeur de France au Royaume, partenaire de l’événement à travers le réseau des Instituts Français. «Leïla Slimani, qui a toujours refusé d’être enfermée dans une case à travers une écriture identitaire, est un symbole fort.»
Leïla est surtout une star en grande forme. Lors d’une rencontre animée avec sobriété par la journaliste Fatym Layachi, l’auteure franco-marocaine a débattu autour de son livre référence Chanson Douce. Très à l’aise, d’humeur badine, Leïla Slimani a multiplié les bons mots ajoutant à l’effet de séduction sur un public déjà conquis. Elle s’est félicitée de la testostérone ambiante. «Au Maroc, il y a davantage d’hommes que de femmes dans les salles» a-t-elle lancé. «C’est bien! Car en France, c’est l’inverse. J’ai l’impression de n’avoir que des lectrices.»
Elle a taillé un joli costard à?Laurent Ruquier et son programme phare On n’est pas couché. «Je n’aime pas cette émission» a-t-elle avoué. «On ne me verra jamais chez Ruquier. D’ailleurs, j’ai refusé son invitation à de nombreuses reprises. Je n’ai pas envie de me retrouver entre un élu du Front National et un humoriste pour faire des blagues autour du Maroc. Pas davantage que je souhaite me retrouver sur you tube après une question scandaleuse sur l’immigration. J’aime avoir le temps pour la nuance. En fait, j’aime seulement parler de littérature.»
Elle a pourfendu ceux qui veulent l’enfermer dans le piège de la double culture. «Je n’écoute pas les aigris qui m’accusent de trahison» a-t-elle précisé. «Je suis trop occidentalisée pour certains, pas assez pour d’autres. On ne peut pas satisfaire tout le monde. En tout cas, je me sens bien dans mes deux baskets. J’aime surprendre le lecteur et imaginer des personnages qui dépassent le modèle auquel on nous ramène. Les intellectuels maghrébins sont trop souvent réduits au cercle des questions identitaires. Alors que l’Arabe et le Musulman ont accès à l’universel. J’ai voulu rétablir cette vérité.»
Elle a dévoilé ses secrets d’écriture. «Je secoue mon livre et je fais tomber les adverbes et les adjectifs» a-t-elle joliment imagé. «J’ai une écriture sèche de funambule. Je ne garde que sujets, verbes et compléments. J’écris beaucoup mais je jette beaucoup. Je nettoie énormément. J’aime le travail ciselé. J’essaye de ne pas contourner le sujet. Je fais l’impasse sur les métaphores. Je mets en scène des personnages ambigus, moralement obscurs. Si mon style était également flou, le lecteur perdrait pied. Je ne fais pas de cadeau au lecteur. Je l’oblige à poser son regard sur l’insupportable. Je le guide sur le chemin de l’empathie à l’endroit de personnages aussi peu sympathiques que Adèle dans le Jardin de l’Ogre ou Louise dans Chanson Douce.»
Elle a invité les plus téméraires à écrire la version marocaine du sulfureux Jardin de l’Ogre, le roman qui l’a fait entrer dans la lumière. «Vous serez sans doute invités chez Ruquier» a-t-elle plaisanté. «Je vous garantis un grand retentissement. Je tiens à préciser que ce n’est pas par crainte du scandale que je n’ai pas situé le Jardin de l’ogre au Maroc. C’est parce qu’il aurait fallu brosser le contexte social, religieux. Et cela aurait pris trop de place. Je ne voulais pas alourdir mon roman avec des considérations sociologiques. Je voulais seulement me concentrer sur son mon personnage de femme éthérée.»
C’est pour les mêmes raisons que la fameuse nounou de Chanson Douce n’est pas africaine. «Le roman aurait été plus militant notamment pour la défense des petites bonnes, plus social, plus engagé politiquement et le personnage de Louise aurait perdu sa force dramatique» a confirmé Leïla Slimani. «Inverser les rapports de classe traditionnels était plus intéressant, plus violent avec un employeur maghrébin et une nounou européenne déclassée, vivant en banlieue. Un roman doit rester un espace exceptionnel.»
Qui peut valoriser la vie des gens ordinaires. «La vie des pauvres gens m’attire» précise la native de Rabat. «Mon engagement littéraire et politique est de donner de la dignité et de la beauté à ces vies qu’on ne regarde pas, à des êtres niés par la société, dilués par le quotidien. La littérature change notre regard sur le monde. C’est ce que j’aime chez Dostoïevski. C’est ce que j’aime dans la littérature marocaine qui a souvent été attirée par le petit fonctionnaire, par l’homme du peuple. A la lecture du Pain nu de Mohamed Choukri, on regarde la société marocaine d’une autre manière. A la lecture de Un cœur simple de Flaubert, on regarde différemment les femmes de ménage.»
Elle a, enfin, ressorti les vieux dossiers sur les frères Goncourt, Edmond et Jules, grands misogynes devant l’éternel. «Ils tenaient des propos atroces vis à vis des femmes» peste-t-elle. «Si j’ai été heureuse de remporter le Goncourt, c’est en partie pour cette raison, pour ce joli pied de nez. Pour les frères Goncourt, si une femme était un génie, c’est que c’était un homme. Une écrivaine devait s’engager dans l’écriture comme quelque chose de sacrificiel en occultant sa vie de femme, la maternité. Infanter par le corps abêtissait le cerveau. Voilà pourquoi les femmes ont longtemps été empêchées d’écrire. Il est important qu’il y ait un récit, que les femmes racontent leur point de vue sur leur mode de vie, leur rapport au travail, leur rapport à leur corps.»
Rien d’étonnant que la jeune écrivaine ait édité le 6 septembre dernier, un premier essai Sexe et Mensonges. Elle aura passé deux années de recherches pour recueillir des témoignages de femmes normales, de femmes de l’ombre, sur l’amour et le sexe, au Maroc . «À la fin de plusieurs conférences que j'ai données au Maroc, pour présenter Dans le jardin de l’ogre, j’ai discuté avec des femmes qui ont été amenées à parler de sexualité de manière crue, bouleversante, intime» dit-elle. «Beaucoup avaient du mal à prononcer certains mots ou ne savaient même pas quelles expressions utiliser pour parler de sexualité. Elles m’ont parlé de leurs propres expériences, de leur rapport à la fois au plaisir, à l’intimité, à leur corps. Mais aussi à la pression sociale qu’elles ressentaient et la difficulté d’être une femme libre aujourd’hui pouvant vivre sa sexualité de manière épanouissante».
Les premières rencontres ont coïncidé avec une série de scandales de mœurs. «Je me suis demandé pourquoi la sexualité provoque une telle hystérie et des réactions tellement épidermiques au Maroc» poursuit-elle. «Est-ce que les lois qui continuent à régir la question de la sexualité au Maroc sont toujours tenables? Est ce qu’on peut les appliquer? Ce sont là les questions que je pose dans cet essai».
Dans ce travail, l’auteure a choisi de jouer la carte de l’authenticité, de la vérité. «Je n’ai pas du tout stylisé ce qu’elles me disaient» confie-t-elle. «J’ai gardé le rythme de leurs discours, leurs phrases, leurs mots, j’ai gardé même le rythme pour montrer également que beaucoup avaient du mal à prononcer certains mots ou ne savaient même pas quels mots utiliser pour parler de sexualité. Je veux seulement qu’on écoute leur histoire sans jugement, en essayant de comprendre leur parcours. En tout cas, les femmes marocaines m'inspirent pour leur humour, pour leur beauté et pour leur joie de vivre. Toutes celles qui se battent au quotidien pour leur dignité, pour leurs droits, pour leurs enfants, pour pouvoir travailler. Ce sont des femmes souvent assez extraordinaires.»