Le Mai 68 d’Alain Geismar
Mai. 2008 \\ Par Jérôme Lamy

Geismar, Cohn-Bendit, Sauvageot : leur photo, point levé ou mégaphone aux lèvres, à la tête d’une marée humaine, a fait le tour du monde voilà 40 ans et incarne encore aujourd’hui Mai 68. Clin d’oeil a rencontré Alain Geismar...

Clin d’oeil.- Alain Geismar, à l’occasion du 40e anniversaire des évènements de Mai 68, vous publiez votre point de vue d’acteur central de cette époque dans un ouvrage intitulé « Mon Mai 68 ». Que représente mai 68 pour vous?
Alain Geismar.- Mai 68 est avant tout un combat d’ensemble pour la rénovation de la société. Le mouvement est d’abord parti du milieu étudiant, puis, après avoir mobilisé l’université entière,  il s’est étendu à l’ensemble des couches sociales. C’est un mouvement d’emblée  populaire, qui a notamment donné lieu à la plus grande grève du siècle: 8 millions de grévistes dans tous les secteurs d’activité, davantage qu’en 1936 avec  le Front Populaire.

Quelles sont alors les contestations des manifestants et des contestataires ?
L’organisation sociale de l’époque est très hiérarchisée, tant au niveau de la famille que des universités, des entreprises et du monde politique. Mai 68 est l’expression de l’aspiration à une démocratie vivante, à un dialogue sans intermédiaire avec l’autorité supérieure. C’est ainsi que de nombreux cadres et dirigeants d’entreprise ont alors été séquestrés par leurs employés et ouvriers, qui voulaient une discussion en tête-à-tête avec eux sur leurs conditions de travail. Ainsi, devant l’ampleur et la force de cette contestation, Georges Pompidou, alors Premier Ministre, écrit-il au philosophe Raymond Aron, qu’il ne peut pas régler par la force un mouvement qui a la population avec lui. On note aussi chez les contestataires un appétit considérable pour un bain de paroles et d’échanges.

Mai 68 marque-t-il le délabrement des partis politiques?
Sans aucun doute mais aussi une remise en cause des syndicats. Il n’est jamais agréable pour un mouvement syndical de perdre le contrôle d’une grève générale, ni pour le PC, celui de la classe ouvrière.

Qui participe à ce mouvement ?
En Mai 68, se rencontrent des éléments non coordonnés a priori, avec juste en commun le désir de changements profonds face à une société terriblement sclérosée et politiquement autoritaire. C’est ainsi, par exemple, que 5 ans auparavant, le Général de Gaulle avait voulu réprimer, par décret de réquisition militaire, une grève de mineurs. Dans ce contexte, agissent ensemble, étudiants, ouvriers, employés, travailleurs de toute sorte… Dans l’ouest les paysans se joignent au mouvement, organisant des barrages routiers et apportant des produits de première nécessité aux grévistes.
Comment expliquez-vous cela?
Le pouvoir politique d’alors, incarné par le Général de Gaulle, est au sommet de sa réussite, on est passé de la IVe à la Ve République, la guerre d’Algérie est finie, l’OAS liquidée, la position internationale de la France est incontestable car elle se pose en allié du Tiers-monde face aux 2 géants que sont les Etats-Unis et l’URSS, de grands projets industriels voient le jour dans l’aéronautique (le Concorde), les chantiers navals (le paquebot Le France), le nucléaire… Malheureusement, le seul point oublié est le social et la société: il explose ainsi brutalement en mai à la figure du pouvoir semi-royal du Général de Gaulle.

Quelle était l’atmosphère à l’époque ?
Mai 68 est un moment fabuleux de prise de parole: tout le monde, de toutes origines s’exprime dans tous les lieux à travers toute la France au pied des immeubles, au coin des rues, sur la place des villages. Les gens se reparlent, débattent, discutent dans tous les sens, impatients d’assouvir un besoin d’expression totalement bloqué par le système. Malheureusement, tous ces actes de parole spontanés, variés, contradictoires, ne trouveront comme expression  politique collective qu’un très vieux langage marxiste, une pensée archaïque qui ne peut déboucher sur rien de concret.

Comment vous situez-vous dans ces évènements ?
J’ai 28 ans, je suis enseignant et chercheur au laboratoire de physique de la rue d’Ulm, et je suis également secrétaire général du SNE-Sup, principal syndicat de l’enseignement supérieur à tendance modéré. Pris par la dynamique du moment, je rejoins les mouvements étudiants de Jacques Sauvagot, UNEF et de  Daniel Cohn-Bendit. Je suis plus âgé qu’eux, avec sans doute davantage de vécu, car j’ai été un petit enfant juif pendant la seconde guerre mondiale et j’ai connu ensuite la guerre d’Algérie. J’ai donc déjà une vraie profondeur liée à ces expériences ...

 

“En prison, je n’ai pas été traité comme les patrons voyous d’aujourd’hui
et je suis ressorti plus révolutionnaire.”

 

Comment arrive-t-on à trouver une issue au mouvement?
Tous les pouvoirs officiels, gouvernement, partis, syndicats, notamment le PC et la CGT, sentent que le mouvement risque de leur échapper et se liguent pour y mettre fin. C’est alors le 27 mai le compromis de Grenelle, où le SMIC est relevé de 35%. Cela en dit long sur le retard en matière de salaire... Malheureusement, l’inflation à deux chiffres gomme l’essentiel de cette avancée sociale. En pratique, les accords sont rejetés par la base, c’est ainsi que Georges Séguy, chef de la CGT fait un bide en allant les présenter à Renault-Billancourt.
Dire que la reprise du travail n’est pas évidente est un euphémisme...
Tout à fait ! Cette reprise difficile du travail, qui semble annoncer une révolution larvée, inquiète les pouvoirs publics. Des troupes sont massées autour de Paris, sans que le Préfet en soit prévenu. Je rends à cette occasion hommage au Préfet Maurice Grimaud, qui par son sang-froid a évité à la Ville de Paris un bain de sang potentiel en mai. Je n’ose imaginer la même situation gérée par son prédécesseur Maurice Papon... Le parti communiste appelle à un gouvernement populaire, François Mitterrand à un gouvernement de transition, et tout le monde, y compris moi-même, pense à une situation révolutionnaire. Face à cette situation, moi qui suis loin d’être un révolutionnaire né, je me dis que si la révolution est possible, c’est peut-être le moment d’essayer de la faire. Je quitte la direction du  SNE-Sup, qui ne m’a pas élu pour cela,  pour rejoindre quelques semaines plus tard les militants maoïstes de la Gauche prolétarienne.

Avez-vous eu peur d’une possible révolution?
J’avais peur que cela ne se termine dans un bain de sang. On pensait à la Commune et à ses dizaine de milliers de morts ...

Après la grande manifestation des Champs-Elysées, pour le retour à l’ordre, la dissolution de l’Assemblée, les élections en faveur de la droite, puis les vacances d’été, la situation se calme-t-elle… ?
Elle se calme mais le feu couve sous la cendre. Citons par exemple début juin,  une grève chez Peugeot - Sochaux, réprimée sous les balles, avec deux morts à la clé. Dans les années qui suivent la révolte ouvrière, se poursuit de manière sporadique, avec en moyenne une séquestration de patron par semaine en 1971.
Quelle était l’idéologie de la Gauche prolétarienne?
La Gauche prolétarienne édite « La Cause du Peuple », soutenue par Jean-Paul Sartre, qui en devient même le directeur pour en protéger notre action. Sur le plan des idées, la raison d’être de la Gauche prolétarienne est que, à la violence radicale du pouvoir, les masses doivent être capables de résister avec les mêmes moyens. Ensuite nous nous sommes auto-dissous » en 1973, à l’occasion de la grande grève des LIP, une entreprise horlogère de Besançon. Nous constatons que, sans aucun appui des maoïstes, les ouvriers occupent les usines, réquisitionnent les stocks de montres, les vendent, puis continuent à produire et à vendre sans les patrons. Ce mouvement est très populaire, le CE?des entreprises commandent des montres par centaines. En fait, il existait chez nous un risque considérable de dérapage, du style des Brigades Rouges en Italie ou de la Faction armée Rouge en Allemagne.

D’ailleurs, vous avez fait de la prison...
Oui, en 1970, suite à la dissolution par les pouvoirs publics de la Gauche prolétarienne, j’ai été condamné par la Cour de Sureté de l’Etat à 18 mois de prison et radié de la Fonction publique.

Avez-vous été correctement traité en prison ?
Vous voulez rire ? J’ai dû faire 2 grèves de la faim pour obtenir le droit de lire les journaux. En clair, je n’ai pas été traité comme les patrons voyous aujourd’hui.

 

“Si vous aviez 70 ans aujourd’hui,
est-ce que vous épouseriez la belle jeune fille qui vous a fait rêver il y a 40 ans?

 

Comment ressort-on d’une telle expérience ?
On en ressort encore plus révolutionnaire. On réfléchit sur la privation des droits, on lit...

Pouvez-vous nous parler de votre carrière après ces événements?
Je ne parlerai pas de carrière mais de trajectoire. Grâce au soutien actif de mes collègues de tous bords politiques, je réintègre l’Université en 1978, où je poursuis une carrière classique à Paris VII. En 1986, je rejoins un groupe d’experts autour de Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS.

Pourquoi avez-vous rejoint le PS?
Fin 1986, j’ai pensé que c’était le bon moment de rejoindre le PS quand les hommes roses bonbon ont viré bleus pâles, un peu à la manière de l’ouverture de Nicolas Sarkozy, mais en moins visible, car ces glissements de gauche à droite ne concernaient à l’époque que des hauts fonctionnaires.

Lors de son dernier meeting de campagne avant son élection, Nicolas Sarkozy a rendu mai 68 responsable de bien des maux de la France actuelle. Qu’en pensez-vous ? Quel est l’héritage de 68?
Si l’on veut liquider l’héritage de Mai 68, cela veut dire qu’il y a quelque chose à liquider. Clairement, si aujourd’hui on veut passer en force, on risque de le faire à ses propres dépens.

Est-on à la veille d’un nouveau Mai 68 ?
Cela n’a pas de sens car il n’existe plus de grandes concentrations ouvrières porteuses de conscience de classe (du fait des sous-traitances et des délocalisations). Il serait illusoire aujourd’hui de vouloir remplacer une classe par une autre. Cela étant, l’autorité absolue ne va pas de soi, et de nouveaux mouvements sociaux sont possibles, sous d’autres formes.

Comment vous situez-vous dans la gauche et au sein du PS ?
Pour la première question, je serais plutôt réformiste, quant à la seconde, si j’avais une réponse …

Si vous aviez 30 ans aujourd’hui, seriez-vous aux côtés d’Olivier Besancenot ?
Si vous aviez 70 ans aujourd’hui, est-ce que vous épouseriez la belle jeune fille qui vous a fait rêver il y a 40 ans ?

C’est quoi être de gauche en 2008 ?
Se battre. C’est comme d’habitude, toujours se battre, dans de nouvelles conditions, pas celles du passé. De plus, il ne manque pas de raisons de se révolter.

Diriez-vous de la jeunesse d’aujourd’hui qu’elle est moins combative que celle de votre époque?
Soyons conscients que l’on est aujourd’hui plus loin de 68, qu’en 68 de 36, les jeunes n’ont pas à être considérés avec des regards d’anciens combattants.

Le combat et l’engagement politique sont-ils toujours importants dans votre vie ?
Oui, il le sont, en liaison avec le parti socialiste.
Lors des dernières primaires internes au PS, vous aviez apporté votre soutien à DSK. Avez-vous déjà fait votre choix avant le prochain congrès du PS ?
Non, je me laisse la liberté de lire les contributions. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est beaucoup trop tôt pour penser aux Présidentielles de 2012. On ne sait pas encore qui sera candidat ...

Quel est votre plus grand motif de satisfaction ?
J’ai eu la très grande chance de traverser ces évènements exceptionnels en en étant l’un des acteurs. J’ai eu une trajectoire de vie passionnante, bien remplie.

Avec la sortie de votre livre et les manifestations afférentes à mai 68, votre agenda va être très rempli...
Je vais participer à plusieurs débats en effet. En revanche, Jacques Boutault  n’a pas cru utile de m’inviter à celui organisé par la Mairie du IIe...

 

UN ITINÉRAIRE POLITIQUE ET INTELLECTUEL
Alain Geismar est né le 17 juillet 1939 à Paris, dans une famille d’origine alsacienne. Ancien élève de l’Ecole nationale supérieure des mines de Nancy, ancien militant du PSU, il est, comme secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNE Sup),  l’un des trois leaders de mai 68 , avec Jacques Sauvageot (vice-président de l’Union nationale des étudiants de France/ UNEF) et Daniel Cohn-Bendit (initiateur du Mouvement du 22-Mars à Nanterre). 
Après 1968, il dirige aux côtés de Benny Lévy la Gauche prolétarienne(GP), organisation maoïste qui publie « La Cause du Peuple », revue soutenue puis dirigée par Jean-Paul Sartre.
Responsable du département d’éducation permanente (1974-78), il est nommé ensuite vice-président de l’Université Paris VII  (1978-1984),  puis directeur général adjoint de l’ Agence de l’informatique (1985-86).
Promu en octobre 1990 inspecteur général de l’Education Nationale, il occupe, entre 1986 et 2001, différents postes dans les cabinets ministériels des gouvernements socialistes (successivement chez les ministres André Laignel, Lionel Jospin, Jean Glavany, Jack Lang, Claude Allègre, Ségolène Royal et Pierre Moscovici).
Il termine sa carrière professionnelle comme conseiller auprès du maire de Paris Bertrand Delanoë pour les questions d’éducation (2001-2006).
Marié avec Sylvie Wievorka, conseillère de Paris pour le 2e arrondissement, il vit depuis plus de dix ans dans le quartier Montorgueil. Ces grands-parents ont passé toute leur vie rue du Mail.