Jean-Baptiste Barian: Je dois beaucoup à Hassan II
Jean-Baptiste Barian est au silence ce que le soleil est au ciel gris : son pire ennemi. Une interview de l’architecte numéro un du Royaume est un cas d’école. Il convient alors parler d’école à l’ancienne. Impossible d’envisager un enregistrement numérique de l’entretien, sauf à se facher à vie avec sa batterie. Il suffit seulement de prendre des notes durant un exercice du question réponse qui porte assez mal son nom. A ce jeu-là, dame réponse ne laisse pas beaucoup de chance à monsieur question.
JBB est un moulin à mots, précis et choisis, pesés et référencés. C’est un ventilateur à paroles. Mais aucun risque d’affronter un vent mauvais: il ne parle pas pour ne rien dire. JBB sait tout sur l’art contemporain, il est intarissable sur l’artisanat marocain, enflammé sur les derniers gadgets à la mode, et inépuisable sur l’architecture arabo-andalouse dont il est le phare incontournable, le point de référence.
Il ne manque pas d’anecdotes nourries au fil du temps par l’émotion et la nostalgie sur feu sa Majesté le Roi Hassan II, qui le surnommait familièrement «Chlarmi» , c’est à dire «Moustache» qu’il portait à l’époque imposante et fournie. Ainsi, c’est sans doute feu sa Majesté le Roi Hassan II qui a envoyé les premiers fax entre Rabat et Annecy, quand JBB y était hospitalisé au milieu des années 1970.
Le pire, c’est que JBB pourrait se taire et se contenter d’afficher son CV tant ses réalisations parlent pour lui. Celui qui fut le principal collaborateur d’André Paccard, l’architecte-décorateur personnel de feu sa Majesté le Roi Hassan II, a laissé de cette époque quelques empreintes indélébiles, et pour certaines, toujours visibles à ce jour: entre autres Le Parlement du Royaume à Rabat, la plupart des Résidences et Palais Royaux, Siege de Ministres Arabes de la Justice à Rabat, Centre international de conférences DAR OUMA du Palais Royal de Casablanca, Palais des Hôtes de Rabat, Hôtel Mamounia à Marrakech (version 1986), Hôtel HYATT de Casablanca(1983) ainsi que plusieurs ambassades du Royaume à travers le Monde...
Après le départ du Maroc d'André Paccard, à la demande de Hassan II, il continue d'œuvrer en direct pour le Palais Royal, à la tête d'un bureau d'études à Casablanca créé à la demande du Souverain (Palais Royal de Tetouan, de Nador, ambassade du Maroc à Aman en Jordanie, des USA à Washington, etc...)
En 1990, il ouvre sa propre agence à Rabat où là encore de nombreuses réalisations les plus diverses ont également vu le jour: Hotel Jnan Palace à Fès, Hôtel des dunes d'Or à Agadir, Hôtel Regency à Monastir en Tunisie, Hôtel les jardins de l'Agdal à Marrakech, Hôtel Sofitel de Marrakech, Hôtel Diwan à Rabat, Hôtel Palais Jamaï à Fès, rénovation du siège de la CDG de Rabat, le Casino Malabata de Tanger, et aussi de nombreuses résidences privées de standing.
Rappelé aux affaires, en 2005, par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, pour diriger à nouveau le bureau d'études du Palais, il a largement contribué à la réalisation de l'emblématique Hôtel Royal Mansour de Marrakech et du somptueux Hôtel Michlifen à Ifrane, à la rénovation de la Mamounia (pour les chambres notamment) ou du Palais des Hôtes de Rabat.
Reprenant les rênes de son agence en 2009, associé à Paul Sartres, son neveu, il réalise d'autres projets hôteliers et immobiliers d'envergure, essentiellement dans le luxe, à l’instar des hôtels les jardins de l'Agdal, l'hôtel du Golf, les Jardins d'Inès, Le Pavillon du Golf à Marrakech, le Palais Faraj à Fès entre autres, et aussi d'autres projets plus institutionnels tels que la nouvelle Ambassade d'Algérie à Rabat en association avec son ami l'architecte Sâd Benkirane, la nouvelle chambre du Parlement, l'Académie Royale des sciences et Techniques à Rabat (avec l'architecte Mustapha Zeghari), des résidences privées de haut standing, à Marrakech, Rabat ou Casablanca.
Avant de prendre la route pour Fès, pour marcher sur les traces d’un de ses derniers bébés, le Palais Faraj, JBB nous a reçus chez lui, dans sa villa qui lèche le front de mer, à Témara, à quelques kilomètres au sud de Skhirat. Ce matin-là, le ciel si bas, flirte avec la mer et l’embrasse dans un immense baiser gris-clair. Branché sur Europe 1 où Nicolas Canteloup l’amuse beaucoup, JBB est déjà en forme. Surtout qu’on lui demande de faire ce qu’il sait le mieux faire: parler de son métier...
Entre le café et le croissant, Philippe Stark s’invite rapidement à table. «C’est un des rares mecs à ne jamais avoir copié personne ni suivre l’air du temps» avoue JBB. «Il est l’air du temps. Pour la rénovation de la Mamounia, j'aurais vraiment préféré que ce soit lui qui soit choisi, car, de mon point de vue, il est sans doute le seul capable de créer un lieu exemplaire de modernité en conservant intégralement l'esprit des lieux afin d'en tirer la quintessence, permettant ainsi de restituer ces ambiances si singulières qui caractérisent cette vision d'une époque, et j'aurais vraiment aimé l'accompagner dans cette extraordinaire aventure.»
Peu importe, dans son domaine, JBB fait autorité et donne son avis quand bon lui semble. «Je suis complètement opposé aux lieux branchés» lâche-t-il. «Un lieu à la mode ne résiste pas à l’air du temps, surtout au Maroc où les gens zappent très vite. Il faudrait refaire l’architecture et l’aménagement tous les quatre ans, mais personne ne les refait. Je milite davantage pour les lieux personnalisés et intemporels.» Et de citer le lieu le plus branché de Casablanca, le Cabestan. «Avant c’était un boui-boui, aujourd’hui, toute la bourgeoisie installée s’y presse, on peut donc dire bravo mais je ne suis pas certain que le lieu vieillisse bien.»
JBB est moins inquiet pour une de ses dernières réalisations : Le Palais Faraj. Au Palais Faraj, on est à Fès et ça se sent. Ici, tout respire la capitale culturelle et intellectuelle, des moindres détails dans les toilettes à la cuisine du restaurant panoramique, au dernier étage, où on sert une des cuisines Fassi les plus fines du Royaume. S’il s’en faut d’un rien pour qu’il croise son ami Moati, un fassi emblématique, fidèle à la table gourmande du Palais Faraj, la rencontre avec Driss Faceh, le propriétaire des lieux, est un moment d’émotion, non feinte. «Jean-Baptiste est un architecte incomparable» assure Driss Faceh. «Au Palais Faraj, il va laisser une empreinte, une vraie signature» . Modeste, - c’est sa seconde peau -, JBB botte en touche. «Laisser une trace n’a jamais été dans mon logiciel de pensée» confie-t-il.
JBB a une conception de sa profession qui n’est ni dogmatique, ni égotique. «Contrairement à Garcia qui fait toujours du Garcia, on ne me choisit pas pour faire du Barian» précise-til. « On me choisit pour créer des émotions, pour trouver le plus petit dénominateur commun entre l’histoire d’une famille, d’un lieu et d’une époque. J’ai besoin d’une relation humaine forte pour m’épanouir; c’est pourquoi je prends autant de plaisir sur le projet d’une villa pour un particulier que sur un énorme chantier pour un complexe hotelier.»
Et JBB de reconnaître: «Bien sûr, j’ai aussi quelques manies.?J’aime travailler les gris-rouge de Chine, les verts-gris, le bleu Majorel ou les peintures mates en général. J’aime aussi travailler la lumière car un hôtel, comme un restaurant, vit vraiment la nuit, surtout à Marrakech. D’ailleurs, on n’a jamais fait mieux que les lampes à ampoules qui sont plus intéressantes que les spots qui écrasent beaucoup trop l’ambiance.»
S’il refuse de parler de l’héritage qu’il laissera aux générations futures, JBB est quand même obligé de reconnaître que les deux tomes du livre de collection Le Paccard, Le Maroc et l'Artisanat Traditionnel Islamique dans l'Architecture sont des recueils des plus belles années de sa collaboration avec l’architecte André Paccard, qui a donné son nom à l’ouvrage. C’était l’époque des premières nuits à l’hôtel de la Tour Hassan, des allers-retours à New-York dans la journée, de la Ferrari dans le garage, des amitiés avec Belmondo et Brel, Kenzo et Smalto.
Les noms de Paccard et Barian sont intimement liés dans l’architecture marocaine. «Sans André, je ne serais pas là aujourd’hui» confie, avec émotion, JBB. «C’est lui qui m’a fait venir au Maroc pour travailler à ses côtés sous les ordres de feu sa Majesté le Roi Hassan II. On n’était pas seulement décorateur pour sa majesté. On faisait des missions qui dépassaient nos prérogatives initiales. Par exemple, on a été chargé de repenser la télé marocaine. Outre la rénovation des bâtiments du studio 15, on a dû trouver des présentateurs et les relooker... Avec André, On était l’oxygène l’un de l’autre. On n’était pas d’accord sur tout. Mais on se disait tout. On s’engueulait et on se réconciliait.»
Quand amitié et business cohabitent, on imagine comment tension peur rimer avec passion. «André était un vrai ami» assure JBB. «Je lui ai même présenté sa femme. Il n’a pas compris que je sois resté au?Maroc après son départ précipité du Royaume. Mais le Maroc était devenu mon pays. J’aurais aimé pourvoir cicatriser la plaie avant son décès. ça n’a pas été possible. C’est pourquoi l’ouvrage Le Paccard a non seulement une valeur patrimoniale mais aussi sentimentale. Feu sa Majesté le Roi Hassan II nous avait dit que la plus belle richesse de la culture artisanale marocaine se trouvait dans les Palais et que ceux-ci étaient accessibles au plus petit nombre. Il nous a donc soumis l’idée d’un ouvrage pour démocratiser ces trésors. André a décidé de le financer sur ses fonds propres. C’était un mécène, un artiste, un type complètement fou, un fou génial, assez imprévisible. Tant et si bien que nous avons parcouru, une année durant, tous les palais du Maroc. Sans regret puisque l’ouvrage est devenu une véritable bible pour les architectes du monde entier.»
Des regrets pourtant, Jean-Baptiste Barian en cultive concernant André Paccard. «Déjà, je regrette de ne pas avoir assisté à ses obsèques » confie JBB. «Ensuite, je regrette de ne pas avoir pu terminer la dernière rénovation de La Mamounia. J’aurais voulu la faire seul, refermer un chapitre. C’était Garcia ou moi... On m’a demandé de démissionner. Je me suis effacé. C’est dommage car j’aurai aimé achever le travail qu’on avait commencé avec Paccard en 1986. Surtout que c’est vraiment l’expérience la plus forte de ma carrière. On vivait pour le projet. Même en vacances à Saint-Jean-Cap-Ferrat, je travaillais jour et nuit. Ce fut difficile de tourner la page, j’avais l’impression d’avoir utilisé tout mon savoir. C’était une époque merveilleuse avec plein de jolis souvenirs notamment avec Régine dont la boite de nuit, à La Mamounia, n’a jamais vraiment tourné parce que le club était trop fermé. Le Casino, c’est un très grand moment aussi. On l’a créé en cinq mois... »
Au rayon des regrets, JBB assume de n’avoir pas toujours fait les bons choix. «Il y a des projets que je n’aurais pas dû accepter» di-il. «S’il n’y a pas de clients pour payer leurs fantasmes, on ne fait rien. Mais si le client a de grandes ambitions et de petits entrepreneurs, l’équation est intenable. Il faut savoir réaliser les rêves des clients mais aussi savoir leur dire quand ils vont trop loin dans l’excès. Il faut aussi savoir doser entre les objets chers et le bon marché. Des beaux matériaux ne suffisent pas, il faut en plus qu’ils sentent bon. Le cèdre a par exemple une puissance olfactive très forte. Je crois aux odeurs, à l’odeur du luxe à Marrakech, à l’odeur des tanneurs à Fès»
JBB croit en lui, aussi. En son étoile autant qu’à son talent. «Ce n’est pas forcément une qualité car j’ai trop souvent été figé sur mes positions» précise JBB. «Je n’ai jamais été assez ouvert aux autres. En revanche, j’ai la prétention de dire que je maîtrise toujours mon chantier à 100%, dans le moindre détails, ce qui me permet de toujours trouver les solutions.» C’est cette confiance en lui qui l’a parfois poussé à se complaire dans une certaine facilité. «J’ai toujours pêché par manque de pugnacité» confirme JBB. «Quand on me dit ‘non’, c’est ‘non’. Je ne me bats pas comme un acharné pour renverser la situation. Je n’ai jamais su me vendre d’autant que je n’aime pas les soirées mondaines. J’aurais fait un très mauvais commerçant. J’ai eu une éducation très vieille France qui m’a souvent empêché de fendre l’armure.»
Et ce n’est pas aujourd’hui, à 68 ans, que Jean-Baptiste Barian va infléchir la ligne d’une carrière et d’un comportement qui lui a valu reconnaissance et succès. Associé désormais à Paul, son neveu, JBB ne se fixe pas de limites. «Je veux travailler longtemps encore» lance-t-il. «J’espère qu’à 100 ans, j’aurai encore l’énergie pour monter des beaux projets. Dans nos métiers, il n’y a pas de mecs jeunes. On ne peut pas faire ce job sans la foi. Je n’ai jamais fait ça pour le pognon. Parfois, je donne tellement de ma personne que les clients ont des difficultés pour se sentir chez eux . Il arrive même qu’ils m’appellent ensuite pour le choix de la couleur du dessus de lit ou des rideaux. »
Entre ses nouveaux projets à Doha, au Qatar ou à Conakry, en République de Guinée, sa maison, à Ain Atik, au Sud de Rabat, le Royal Golf Dar Es Salam où il s’adonne à sa passion numéro un - sans oublier le dessin où il aurait pu faire carrière - et le Royal Club Equestre du Lac, JBB a ses habitudes.
Celles qui lui permettent de résister au temps qui passe. A l’image d’une sculpture de César, son objet fétiche. «C’est un travail gigantesque, magnifique. C’est la forme parfaite.»