Elliott Murphy, Beauregard au départ
Elle est belle Beauregard, au petit matin. Pas un bruit, pas une agitation: une oasis lovée en plein cœur du Sentier. Au numéro 10 de la rue, au Yakamoz, Maliké, ancienne réfugiée kurde, installe sa terrasse dans une poésie seulement interrompue par les freins d’un grand taxi monospace qui marque une pause à l’angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance.
Les clients sont en retard. Normal, ce sont des rockers. S’ils n’étaient pas en retard, ce ne serait pas des rockers. Et ce n’est pas une moitié de rocker. Ce matin, dans le Sentier, Elliott Murphy et sa bande, le guitariste, Olivier Durand, le batteur Alain Fatras, et le bassiste Laurent Pardo, prennent la route pour une série de concerts à Berlin.
Pour Elliott Murphy, c’est devenu une habitude de prendre des départs, rue Beauregard. En 1989 il quitte la "big apple" et son rock électrique-glamour pour croquer la pomme à Paris avec une actrice française et s'y installer avec enfant à venir, bien au chaud dans le coeur même de Paris: le quartier Montorgueil, sur les hauteurs de la rue Beauregard.
Cette actrice, c’est Françoise Viallon, dernièrement à l’affiche dans Dissonance aux côtés de Jacques Gamblin et Bérénice Béjo. C’est cette même Françoise qu’il avait croisée un soir de spectacle - concert pour lui et théâtre pour elle - à Caen, six ans plus tôt en 1983, dans le seul restaurant ouvert de la ville. “J’ai été séduit par son côté solaire, ses cheveux longs et son attitude de rocker” dit-elle. Il lui demande son téléphone, le perd en traversant l’Atlantique.
C’est un ami commun, qui joue sans le savoir avec le destin dont les rebonds sont parfois aussi surprenants qu’un ballon de rugby. En invitant, par hasard, Elliott à une pendaison de crémaillère chez Françoise rue Beauregard, il lui passe la corde au cou. Entre les deux anciens tourtereaux, c’est le coup de foudre. Gaspard naît à peine plus d’un an après cette soirée magique, qui a enraciné Elliott, rue Beauregard.
La dernière des rock stars hors magazines et limousines c’est cet artiste urbain indécrottable .
De là, il peut voir venir et nous transmet sa vision du monde et du réel à travers chaque poème que sont chacune de ses chansons. Artiste urbain non reconvertissable, indécrottable citadin, le "singer-song-writer" longtemps comparé à Dylan et Springsteen - dont on ne trouve en fait l'équivalent qu'en lui-même - arpente la ville et l'Europe, égraine ses complaintes auxquelles il mêle des guitares ramenées d'Espagne et des musiciens qu'un même port attache: Le Havre.
Là encore, le destin est malin car Le Havre escortait autrefois le théâtre des grands bateaux ramenant chez eux les américains désenchantés: Fitzgerald et sa Zelma, Hemingway, Henri Miller et tant d'autres venus tremper leur plume et leur spleen dans l'eau de La Seine.
Elliott continue à aiguiser la sienne (on le reconnaît parfois à celle sur son chapeau) à travers nouvelles (Café Notes - Hachette Littérature) et romans. Un jour, en mal du pays, il invente un western made in France mais qui se passe là-bas dans sa tête. Elliott toujours un peu à l'Ouest, une histoire de vengeance, de fantômes du passé... Hamlet revisited. (Poetic justice - Hachette Littérature).
Une production de 30 albums dans lesquels il raconte les amours ratés et les vies impossibles, les espoirs trahis, les regrets infinis, l'immobilité sous le temps qui passe. La mélancolie de cet oiseau noir qui s'est posé sur sa fenêtre, qu'au bout du compte il mangerait bien chinois aujourd'hui, que la dernière des rock stars hors magazines et limousines c'est encore lui...
Sa voix devenue plus envoûtante au fil de ce temps, charrie les résidus de tout un monde déposé en lui, nous et vous confondus. Chaque année, au cours d'un concert au New-Morning ( rue des petites écuries, Paris 10è ) avec sa nouvelle bande havraise, c'est un moment en suspension qu'il nous offre d’une émotion et d’une grâce qu'il n'a jamais perdu. Lorsque vous le croisez à pied ou en vélo dans le quartier, dîtes-vous que c'est une bonne journée pour vous car cet homme-là n'amène que des bonnes nouvelles. C'est d'ailleurs le nom de la station de métro pour atterrir en Murphy's land. Et c'est au son des cloches de l'église Notre Dame de Bonne Nouvelle que s'ouvre l'album si bien nommé Beauregard. ( Last call/1998)