Aux Crus, à table avec Astérix et Gavroche....
Aux Crus de Bourgogne, rue Bachaumont, le temps s’est figé sur les nappes au delà du temps et des modes qui passent sur une cuisine d’art et de terroir. C’est Francis, le petit-fils de Pauline, l’âme des lieux, qui entretient l’histoire familiale.
Eternel ! Voilà bien l’adjectif qui convient aux Crus de Bourgogne que nous avons eu le privilège de fréquenter au début des années 70 quand, le soir, nous décidions de refaire le monde jusqu’à plus d’heure sur une nappe vichy rouge et blanche.
A l’époque il paraissait superfétatoire d’exiger des produits bio car ils l’étaient de fait. Mais l’attrait du juste goût n’était pas la raison essentielle de notre déplacement au 3 rue Bachaumont : nous venions, aussi et surtout, pour Pauline.
C’était une Mère, comme on en trouve autour des bouchons lyonnais à la différence près que celle-ci n’exerçait pas sur son piano (le fourneau) mais entre la porte d’entrée et la caisse-enregistreuse au dessus de laquelle elle poussa son dernier soupir, comme un comédien accroché à ses planches, en 1983 après 51 ans de fidèle sacerdoce dans cette brasserie typique (anciennement Aubernais) du ventre de Paname, sise à l’ombre de (feu) pavillons Baltard.
Elle avait un bagout qui faisait florès, la Pauline, avec son tablier aussi noir que son regard quand il s’attardait trop longuement sur une cliente, seule attablée, en laquelle elle voyait forcément une rivale. Nous, « garçons dans le vent », elle nous avait à la bonne, ce qui se vérifiait à tout coup avec le contenu des assiettes où l’on pouvait multiplier par deux la grosseur des portions par rapport à nos infortunées compagnes qui se faisaient copieusement engueuler si, par trop, elles la ramenaient.
A la plonge dans la bonne humeur pour améliorer son ordinaire, le cinéaste Jean-Pierre Mocky peut en témoigner ainsi que le gouleyant écrivain Patrick Rambaud, lequel ne crachait pas sur le bourgueil, plus encore...
« Hé l’arsouille, lui lançait-elle en guise de bienvenue, j’te mets dans la p’tite salle : tu vas effrayer mes habitués avec tes cheveux qui tombent ». Pour Jean-François Dayan, célèbre fleuriste de la rue Montorgueil, habitué d’hier et d’aujourd’hui, c’était plutôt : «toi, tu vas manger cela, et discute pas ». Sentence des plus solennelles, prononcée en ignorant, bien évidemment, la blonde qui devait lui donner la réplique.
Elle n’eut rien dit que nous n’aurions pu vous décliner la teneur du menu : homard ou langouste mayonnaise, faisan aux choux (à la saison) ou bœuf bourguignon, fromage, poire au sirop et, bien-sûr pour améliorer la digestion, les imparables cerises à l’eau de vie. Le tout à des prix de sansonnets, légers comme l’envol d’un Rudolf Noureev ou l’échappée d’un Jo Maso. « L’addition était aussi à la tête du client » poursuit Jean-François, le propriétaire d’Anaïs, avec émotion.
Nous pensions qu’elle était de Tonnerre, en Côte d’Or, en raison d’une confusion avec les racines de son coutelier de mari, mais elle était en fait originaire d’Altiani, à côté de Corté, ce qui ne sautait pas aux yeux. Nous la préférions du reste du pays des cadets où l’on épouse le mieux la cause des viticulteurs, avec le geste qui les sauve : l’épaulé-jeté.
S’il était trop jeune pour avoir entrevu Charles De Gaulle, Pierre Mendès-France ou André Malraux, illustres clients, Francis, le petit-fils se souvient très bien d’Uderzo et de Goscinny qui lui apportaient les exemplaires dédicacés des Astérix, le type du Cru qui le touchait le plus avec Gavroche, « né » tout près, rue Montorgueil, dans l’esprit de son père, Victor Hugo.
Le minot avait pour habitude, trois fois la semaine, de venir aider la Pauline à mettre du vin en bouteilles ou à « éplucher » marcassins et lièvres, que l’on retrouvait en civet ou à la royale quelques jours plus tard. « Et pour les vacances, c’était le matin à la coutellerie près de la Place des Victoires et le soir au restaurant. Tant et si bien que j’appréhendais clairement les congés ! »
Sachez toutefois qu’il est toujours là, le Francis, après des études d’Histoire-Géo. On le disait tout de go : l’endroit est éternel. C’est désormais lui qui accueille avec une vraie élégance et davantage de rondeur verbale que la Pauline et sans misogynie aucune.
L’endroit est aussi resté à l’identique : marquise et peinture lie de vin à l’extérieur, comptoir en zinc, banquette en moleskine et galerie dorée pour les vêtements à l’intérieur. Seule la couleur des nappes, blanches, diffère désormais ainsi que la discrétion du patron. «En Corse on parle beaucoup mais on ne dit jamais rien », se marre celui-ci à l’évocation de l’omerta professionnelle. On ne lui soutirera donc aucune identité sur le registre people. On se souviendra seulement avoir croisé Sophie Marceau et Christophe Lambert, en compagnie du réalisateur Alain Monne...
En revanche, il sera disert sur les mentalités des résidents du quartier, avec un louable accent de sévérité et de nostalgie. « Tout est maintenant standardisé : la bouffe comme le comportement, note Francis. Nous vivons un phénomène de déculturation culinaire. Les gens ne mangent plus des pieds et paquets ou des tripes. L’univers est unidimensionnel. Voyez en terrasse, ils ont tous les mêmes têtes. Il ne faut plus parler de la rue Montorgueil mais de la rue Mate-Orgueil. Les gens s’assoient en terrasse soit pour voir, soit pour être vus et souvent pour les deux. Le seul intérêt du quartier, c’est les jolies filles qui le fréquentent. Il faut être vigilant à ce que le quartier ne vende pas son âme à tous les marchands de rêve.».
Mais, par chance, par souci de résister au temps qui passe aussi vite que les modes, l’endroit mythique de la rue Bachaumont n’a pas vendu son âme au diable. Les traditions perdurent à l’instar d’une carte, alliant qualité et quantité ce qui est aussi rare aujourd’hui que de trouver une rue sans pizzeria.
Resté dans l’esprit de terroir («gros» escargots de Bourgogne, foie de veau au Xeres, rognon de veau entier, quenelles de brochet à la bisque de homard au whisky de belles factures) même si les produits corses ont procédé à une belle offensive avec des charcuteries diverses comme ce succulent jambon Prisutta de San Lorenzo affiné deux ans, le tout irrigué de (bons) crus, presque essentiellement de Bourgogne et du Bordelais.
Histoire de prouver qu’au pays des Ducs, on n’est pas sectaire.