Abderrahim Tounsi : « Mon argent, c’est le rire du public »
Précurseur de la signature humoristique marocaine, comédien burlesque qui a fait rire des générations entières de maghrébins des deux côtés de la Méditerranée, Abderrahim Tounsi a tissé un lien unique avec le public en créant, le personnage d’aberraouf, inspiré d’un camarade de classe. A 80 ans, la star s’est confiée à clin d’œil avant de recevoir l’hommage émouvant
du Festival international du Film de Marrakech.
On a retrouvé Abderrahim Tounsi plus connu sous son nom de scène, Abderraouf ! Pour beaucoup, l’humoriste qui a disparu des scènes et du petit écran depuis pas mal de temps, était considéré comme mort. Internet, parfois incontrôlé, souvent sacralisé, toujours insondable, s’est plu à répandre la rumeur infondée et éhontée.
La figure comique la plus populaire du Royaume, celle qui a fait rire toutes les générations de marocains, a l’âge de ses artères. Mais il pète toujours le feu ! Ça n’a pas échappé au Festival International du Film de Marrakech (FIFM) qui lui a rendu une vibrante soirée hommage lors de sa 16e édition en projetant le film «Ammi» (NDLR: mon oncle), de Nassim Abbassi où les fulgurances d’Abderraouf sont un pur bonheur.
Il convient de préciser que nous n’avons pas attendu que le FIFM?enveloppe Abderraouf dans ses paillettes pour nourrir l’ambition de remettre le clown marocain dans une lumière qu’il mérite. C’est en effet Saïd Taghmaoui, lors d’une longue interview publiée dans ces colonnes en juillet 2015, qui nous a suggéré l’idée de cette rencontre et de ce voyage à rebours (voir pages 24 à 27).
Alors que le nom d’Abderraouf parle à toutes les générations de marocains, pour nous il n’évoquait que de vagues souvenirs. Nous le connaissions certes, tant sa réputation a dépassé les frontières notamment grâce aux témoignages des Marocains Résidents à l’Etranger (MRE). Nous l’avions aussi vu, avec plaisir, en 2009, au Marrakech du rire aux côtés d’un autre humoriste talentueux, Hassan El Fad.
Il nous fallait donc rencontrer Abderraouf ! Après un contact téléphonique, par l’intermédiaire de son fils Aby Amouda, l'humoriste est ravi de notre invitation, lui permettant enfin de dire ce qu’il avait sur le cœur et d’exprimer sa colère au sujet des rumeurs nées des problèmes cardiaques qui avaient entrainé son hospitalisation en 2013.
Celui qui s’est toujours battu pour la défense des comédiens au Maroc et qui est vraiment le précurseur de l’art du rire au Royaume nous fit le plaisir de nous retrouver au Sofitel Tour Blanche, à Casablanca, non loin de la médina où il vit le jour.
La séance de photos, programmée en accord avec Abderraouf, a confirmé - si besoin était - qu’il possède plus que jamais l’optimisme et l’art du rire. Chaque personne présente dans l’hôtel, ce jour-là, fut plongée dans un trouble immense ! Le personnel faisait des selfies. Les clients, discrètement dans un premier temps puis s’enhardissant, faisaient des photos et des vidéos. Certains même prenaient la main d’Abderraouf pour l’embrasser. Un serveur lui amenait son café, un autre lui ouvrait son sucre en poudre tandis qu’un troisième s’emparait de la petite cuillère pour remuer son café.
A 80 ans, Monsieur Tounsi acceptait avec humilité et fierté ces mouvements désordonnés autour de lui. Dans son costume bleu très simple, notre artiste savait que l’humour n’est pas comme le café, qu’il n’a pas besoin d’être noir pour être apprécié.
C’est dans la rue d’Asnou, dans la médina de Casablanca, que naît Abderrahim Tounsi le jeudi 27 décembre 1936. À la maison, il y a quatre frères: Bachir né en 1933, Abjid en 1930 et Akbir en 1927. Le quatrième, c’est Abderrahim. Il fait beaucoup de bêtises. Du coup, ses parents n’ont d’autre choix que de le confier à sa tante Maryam, à l’âge de 4 ans.
Son père tunisien était venu à Casablanca pour faire un service civil au lieu d’un service militaire, en Tunisie. Possédant parfaitement la langue française, il a travaillé comme traducteur entre les Marocains et les Français. A la fin de sa mission, le paternel a souhaité retourner en Tunisie mais il a imité les autres Tunisiens qui restaient au Maroc: « Il s’est surtout marié avec Milouda une jeune marocaine, ma mère » précise Abderrahim Tounsi.
Le drame va bientôt frapper à la porte de la famille Tounsi. Suite à la naissance d’un cinquième enfant, Milouda et la petite nouveau née perdirent la vie. Abderrahim n’avait que six ans. «Je n’ai plus de souvenirs de maman» regrette-t-il. «Pourtant, je me souviens vaguement de l’accouchement et qu’elle avait mal. Mon père ne voulait pas que je sache que ma mère était mourante. On m’a obligé à écouter la radio, c’était une radio avec un tourne disque en 78 tours ».
En revanche, il se rappelle que son père a cherché rapidement à se remarier. Histoire d’offrir une présence maternelle à ses quatre enfants. «Mon père a dû faire front à beaucoup de refus car les femmes ne voulaient pas se retrouver avec quatre enfants à élever» dit Abderrahim. «Il s’est tout de même remarié mais a rapidement divorcé.»
Abderrahim intégra l’école des fils de notables dans l’ancienne médina et y resta jusqu’à la sixième. C’était l’époque du Msjid, de l’apprentissage du Coran. « Un jour, j’ai entendu la maîtresse à l’école traiter les Marocains d’arriérés, de sous-développés, d’ignorants, je suis rentré chez-moi et j'ai juré de ne plus jamais remettre les pieds dans cette école» confie-t-il.
Les souvenirs de son enfance lui sont revenus lorsqu’il avait 20 ans. «J’entendais les enfants avec leur maman et le manque de tendresse m’a pesé» avoue-t-il. «Ma tante était dure avec moi. On me refusait mon enfance. Son mari était algérien et très sévère. Il avait d’autres enfants avec une autre femme et lorsqu’il venait chez ma tante, c’était pour être tranquille. A l’époque, la femme ne pouvait pas sortir librement et ma tante restait chez elle, de peur d’être répudiée. C’est ainsi qu’elle n’a pas pu m’inscrire à une école. »
Son papa le reprend à la maison et lui permet de suivre une scolarité normale. A 10 ans, Abderrahim retrouve le chemin de l’école. «C’est ainsi que j’ai appris le français» explique-t-il. Le jeune enfant préférait les livres avec des images. Un de ses frères qui était doué dans la langue de Molière lui conseilla de lire beaucoup de livres en français. «Il a voulu que je lise un roman d’Agatha Christie, mais il n’y avait pas de dessins et je ne voulais pas» précise Abderrahim. «Il a insisté. Après les cinq premières pages, je me suis plongé dans la vie des personnages et j’ai beaucoup aimé le détective Hercule Poirot.»
Abderrahim Tounsi restera très attaché à la langue française. N’empêche, il a toujours joué en darija et non en français. «Tout simplement parce que les gens ne connaissaient pas le français et nous n’aurions eu personne dans les salles» explique-t-il.
Son père est mort en 1958. «Je me suis marié trois mois avant sa mort» précise-t-il, fataliste. Khadija, la première épouse d’Abderrahim, avec qui il a eu 3 enfants, est décédée en 2001 alors qu’elle était très malade et complètement paralysée. Il se souvient de son premier amour, avec une émotion non feinte. Comme lui, elle était engagée politiquement et c’est ce qui les a rapprochés. Il se souvient : « lors de la fête du Trône, les partis faisaient des spectacles en plein air. Khadija et moi, on y allait et pour pouvoir consommer des limonades et des gâteaux, on était jeunes et on n’avait pas d’argent, je me suis amusé à faire des imitations des anciens comédiens marocains. C’est comme ça que j’ai fait mon premier spectacle mais je ne pensais pas devenir comédien. »
Il a toujours su qu’il deviendrait papa. Au cours de ses deux unions avec Khadija et Najet, Abderrahim a eu de nombreux enfants . «Najet, je l’ai épousée parce que, à l’époque, on ne trouvait pas de comédiennes» précise-t-il. «C’était un métier mal vu. Et c’est ainsi que Najet, qui aimait ce métier, est devenue ma partenaire pour gérer nos affaires.» Dans sa descendance, il y a notamment deux jumelles qui œuvrent dans l’audiovisuel.
En l’an 2000, il perd un fils dans un accident d’automobile ,près de Marrakech. La souffrance le terrasse. Sa vie et celle des siens tombent dans une tristesse que la pudeur l’oblige à taire. Son métier d’artiste, comme tous ceux qui ont vécu cette aventure de spectacles, l’a souvent retenu loin des êtres chers. Vivre un tel amour du public n’est pas facile à gérer et ce père artiste a dû être déchiré dans ses priorités. Il faut aimer les autres plus soi-même pour accomplir une vie d’homme. Il faut souvent avaler des couleuvres et son chapeau pour être un artiste. Notre humoriste a en effet beaucoup souffert des droits d’auteur non-payés par les télévisions.
Cette vie romanesque mériterait un biopic. Selon nos informations, l’artiste écrit ses mémoires. Seront-elles celles d’« Abderraouf, le comique » ou d’ «Abderrahim, l’homme » ou encore celles de «l’enfant de la médina». En tout cas, sa vie marquera longtemps l’humour marocain. Rencontre avec une légende.
Clin d’œil.- Quand vous étiez jeune, on dit que vous avez travaillé dans un cimetière...
Abderrahim Tounsi .- Mon premier métier a été coursier mais c’est vrai, j’ai travaillé au cimetière comme conservateur. C’est moi qui donnais le numéro des tombes du cimetière des Chouhada. Au cimetière, je n’avais pas le droit de m’absenter afin d’être là à tout moment en cas d’inhumation. A l’époque, je n’étais pas marié mais je connaissais Khadija, ma future femme. Nous adhérions au même parti et donc aux mêmes convictions. J’ai menti au directeur du cimetière en lui disant que j’étais marié afin d’avoir un logement gratuit. Sans moyen, nous nous sommes installés et mariés.
En 1953, vous êtes emprisonné par les autorités coloniales pendant une année. C’est à ce moment que vous découvrez la vocation de la comédie et du théâtre...
En nationaliste convaincu, j’ai fait de la résistance en rejoignant le mouvement contre le colonisateur. Les emprisonnés étaient des villageois qui ne comprenaient rien, ils n’étaient pas Casablancais. Là, j’ai rencontré trois jeunes gens qui cherchaient quelqu’un pour faire un petit sketch afin de se moquer des Français. Histoire d’apporter un peu de gaieté aux prisonniers. Ils m‘ont demandé de les aider et c’est ainsi que, dans une immense chambre de la prison, je suis monté la première fois sur scène avec un vrai spectacle. J’avais cependant un peu honte et c’est ainsi que je me suis mis à imiter l’accent montagnard. J’ai quitté les murs de la prison à l’occasion du retour de feu le Roi Mohammed V.
Comment est né le personnage Abderraouf ?
A l’école, j’avais un copain qui faisait beaucoup d’imbécilités sans le savoir et c’est indirectement lui qui m’a inspiré. Alors que je travaillais encore au cimetière, des amis m’ont proposé de les accompagner dans un spectacle. J’ai accepté à condition de pouvoir être de retour le soir même pour mon travail. J’étais encore tunisien et il ne fallait pas que je fasse d’impair. Un sac de costumes était resté dans ma voiture. Après quelques mois, j’ai ouvert ce sac et j’ai essayé les vêtements qui s’y trouvaient. En me regardant dans le reflet de la vitre de l’auto, je me suis mis à chercher si je pouvais mimer quelqu’un ! J’ai trouvé une voix nasillarde comique qui me convenait bien et j’ai commencé à imiter devant le miroir mon ancien camarade de classe ! Abderraouf était né...
C’est grâce au malicieux et très généreux Mohamed Belkass, le comique improvisateur à l’accent berbère de Marrakech que vous avez pu démarrer...
Belkass habitait Casa. Il est venu voir la petite troupe que je formais avec mon copain Mustapha et mon troisième compère sur scène. Nous l’avons entendu rire durant nos sketchs. C’était une forme de consécration car Belkass était l’homme le plus comique de l’époque. Dans les années 1960, il formait, avec Abdeljabbar Louzir, un duo unique dans son genre. C’est pourquoi nous avons été excessivement fiers de faire rire ce grand professionnel. Il est venu dans les coulisses pour nous féliciter et nous a demandé le droit de diffuser notre spectacle à la télé. Beaucoup de gens commençaient à avoir des postes de télévision et il a promis de nous faire engager.
Vos débuts à la télé n’ont pas été simples...
Nous n’avons pas pu nous produire directement à la télé sur la RTM pour des questions budgétaires nous avons donc fait des premières parties non filmées. C’est ainsi que nous avons été engagés par la suite avec un spectacle hebdomadaire à la télé. Les shows ont commencé à se jouer à guichets fermés et des cassettes se sont vendues par milliers.
Et c’est ainsi qu’à la fin des années soixante, vous êtes entré dans le cœur du public...
Pas seulement du public mais aussi du Palais Royal où je fus régulièrement invité par le Prince Moulay Abdellah, fils cadet du Roi Mohammed V et frère de feu le Roi Hassan II.
Le Prince Moulay Abdellah vous a beaucoup aidé...
A l’époque, je travaillais toujours à la SOMACA (La Société marocaine de construction automobile) et j’ai dû donc fonder une société de production de spectacles pour ma troupe afin de jouer à travers tout le Maroc… et il m’a apporté tout son soutien !
Vous avez donc fait le tour du Maroc !
J’ai quitté la SOMACA en 1971. Je gagnais 500 dirhams. Je n’étais pas assez disponible pour exercer sur scène et mes copains, euxn n’avaient pas les moyens pour subvenir financièrement. Nous avons décidé de partager nos cachets et nous nous sommes produits dans 163 villes du Maroc. Avec ma société de production, je devais louer les salles et c’était très difficile. Nous devions tout faire. Nous avons été perdants parce que nous ne voulions pas mettre les places très chères. En effet, nous souhaitions que même les gens pauvres puissent venir nous voir.
Pour continuer à jouer, vous avez dû vendre votre voiture...
C’est vrai mais au moment de la transaction, elle a été saisie car je devais beaucoup d’argent. Il était évident que nos spectacles n’étaient pas rentables. Le percepteur m’aimait bien, il m’a autorisé à lui faire sept chèques et la tournée suivante nous a permis d’honorer notre dette sans gagner beaucoup d’argent. Le percepteur était content, ses chèques étaient payés.
Charlot, Laurel et Hardy, Buster Keaton, Louis de Funès, autrement dit les grands burlesques, vous ont largement inspiré...
Moi, je ne dis pas que je fais rire les gens ! Je ne fais qu’essayer. Mon argent, ma richesse sont les éclats de rire des gens. En fonction de la pièce créée, je jouais avec deux ou trois partenaires. Et je voulais que chacun de mes comparses puissent faire rire aussi. C’était très important pour moi. Je n’ai jamais voulu monopoliser l’attention ou voler la vedette aux autres. Que chacun ait sa part de succès. Ça c’est formidable et c’est surtout logique.
Vous avez été le premier comédien à donner des spectacles à Laâyoune, dans le Sahara occidental. La famille royale vous a toujours soutenu et aidé ?
Bien entendu ! Feu sa Majesté Hassan II m’aimait beaucoup. Notre Roi Mohammed VI m’a décoré, il m’a donné de l’argent. J’étais en train de jouer dans un film qui s’appelait : Abderraouf et la bicyclette. On m’a téléphoné de Casablanca et on m’a dit : rendez-vous à 16 heures dans un hôtel. J’ai quitté le tournage, je suis allé au rendez-vous et une personne m’a dit: «Sa Majesté te salue et te donne ceci». Ensuite, j’ai souvent été invité à la fête du Trône. Sa Majesté ne m’a jamais oublié.
Sa Majesté le Roi Mohammed VI vous a aussi aidé lorsque vous étiez malade en 2003...
C’est arrivé soudainement… Je mangeais et ma main gauche se levait toute seule, j’avais mal du côté gauche. Ma femme croyait que je faisais ça pour rire. Je suis tombé et on m’a emmené dans une clinique. Les journalistes l’ont su et ont relayé l’information. Sa majesté le Roi Mohammed VI m’a envoyé son médecin personnel pour m’ausculter. Le docteur a appelé sa Majesté qui m’a parlé au téléphone pour me dire qu’on allait s’occuper de moi. Il a pris en charge tous les frais. Je le remercie avec tout le respect infini que je lui dois.