Reinaldo Lorenzo: en toute hispanité.
Juin. 2009 \\ Par Jérôme Lamy

Mi Cayito, c’est lui. Toro, c’est encore lui. Des récifs de Cuba aux terres rouges de l’Espagne, il a fait fructifier sa double culture et su donner au quartier sa fibre « latina ». Au cœur de l’été, une invitation au voyage…

«A l’entrée de la baie, la mer était agitée et turbulente, l’eau vert clair déferlait sur les rochers de la base du Morro, les crêtes des vagues se dessinaient, blanches, sous le soleil. C’est magnifique. On ne dirait pas une merveille, c’est une merveille. » Ces mots sont ceux d’Ernest Hemingway, quittant en 1960 une île qu’il avait aimée comme une femme : Cuba. Il s’y était installé en 1939, fixant sa résidence dans la chambre 511 du désormais mythique Hôtel Ambos Mundos. À la Havane. Là où, trente ans plus tard exactement, naissait Reinaldo Lorenzo.
Pour échapper au service militaire en plein premier conflit mondial, le grand-père de Reinaldo avait fui l’Espagne avec son épouse et trouvé refuge dans la perle des Caraïbes. Là, entre les Belles Américaines qui continuent de circuler dans les rues, fantômes surréalistes d’une époque révolue, les bars colorés et autres boutiques d’apothicaires, le petit Reinaldo coule une enfance heureuse.
Dans ce décor, musée à ciel ouvert immortalisé par Wim Wenders dans Buena Vista Social Club, il jouit de l’affection d’une famille soudée, chaperonnée par la personnalité charismatique de sa grand-mère maternelle. Élève brillant, Reinaldo s’oriente vers l’ingénierie électrique, dans un contexte où, malgré l’embargo américain, sa coopération avec l’Union soviétique permet à Cuba de se développer sur le plan industriel. À cet égard, la construction de la centrale nucléaire de Juragua, à l’est de Santiago de Cuba, apparaît comme la garantie de précieux débouchés…
Hélas, avec l’effondrement de l’URSS, le projet de centrale est suspendu en 1992, avant d’être finalement abandonné. Pour Reinaldo, qui travaille depuis un an à l’institut électronucléaire, cet espoir déçu représente la fin des illusions. Pour « faire sa vie », il doit partir. Mais où ? C’est alors que des amis français lui proposent de l’aider à quitter l’île, à un moment où les émigrations sont rarissimes. Ils lui rédigent une lettre d’invitation, laquelle lui permet d’obtenir un visa touristique… Et c’est ainsi qu’en 1993, Reinaldo Lorenzo devient un des premiers Cubains à tenter l’aventure de l’exil.
La France. Il n’y était jamais venu, bien sûr. Mais à Paris, ses bienfaiteurs l’ont hébergé. La priorité, pour lui, fut de trouver un moyen de gagner sa vie, ses diplômes n’ayant évidemment pas d’équivalents français. « Dans ma situation, la restauration m’est apparue comme la meilleure façon de gagner de l’argent rapidement... »
En ce début des années quatre-vingt-dix, Montorgueil est en pleine réhabilitation, avec notamment la transformation en espace piéton de tout le quartier. C’est le signe d’un renouveau commercial et, plus généralement, d’une véritable renaissance. Pour Reinaldo, devenu serveur, il y a là, clairement, une opportunité à saisir. Et déjà, dans son esprit, se dessine un projet… «Pas un seul restaurant cubain dans les parages. Je me suis donc mis en tête de réparer cela, en proposant une cuisine où se retrouveraient les saveurs, les couleurs, les produits de mon enfance, mais assemblés, présentés de façon unique, insolite, jusque dans l’assiette. » L’idée séduit un de ses amis, Jean-Claude. Ensemble, ils définissent les contours du projet, et partent en quête d’un endroit où le réaliser. Ils recherchent longtemps, sans perdre espoir, et, à l’été 2001, en lieu et place du restaurant africain Kais Savane rue Marie-Stuart, surgit Mi Cayito. Ma petite île…
Le succès ne tarde pas. Pour la décoration, Reinaldo a fait appel au talentueux architecte Richard Marioton-Jones − les fameuses chaises à bascule, c’est lui − ; pour la carte, il a surtout puisé dans les souvenirs des cuisines de son enfance, où sa grand-mère et son père rivalisaient de talent devant les fourneaux. Petites lasagnes de boudin noir, confit de canard à la goyave et son gratin de patates douces, marmite de langoustes, gambas et moules au coulis de langoustines, bananes plantain frites… Un véritable défilé tropical qui vous emporte en un repas à quelque cinq heures de décalage de l’endroit où vous êtes. Les clients ne s’y trompent pas, qui sont chaque jour, chaque soir plus nombreux à faire le voyage.
Au bout de deux ans, d’un commun accord, Jean-Claude et Reinaldo se séparent, et le second rachète ses parts au premier. Désormais seul aux commandes, le Cubain pense bientôt à voir plus grand, en tout cas différemment. Et l’Espagne en lui tend à se réveiller... Il faut dire qu’en quittant La Havane près de dix ans plus tôt, il a en quelque sorte ouvert la voie à sa famille, qui n’a pas tardé à renouer avec ses origines ibériques en retrouvant Alicante. La fête, les chants, la danse, les bars à tapas ouverts sur la rue… Voilà qui séduit notre entrepreneur inspiré ; il rêve aussitôt de recréer cette atmosphère au cœur de Paris. Mais pour relever cet audacieux défi, il aura besoin d’espace, de beaucoup d’espace… Qu’importe, l’aventure Toro est lancée.
Elle se déroulera en deux temps. En 2006, Reinaldo rachète le fonds du Papou Lounge, le restaurant australien de la rue Jean-Jacques Rousseau (la partie bar du Toro d’aujourd’hui), puis, en juin dernier, lui adjoint l’ex-magasin de vêtements contigu. Et comme on ne change pas une formule qui gagne, Richard Marioton-Jones est à nouveau sollicité pour la déco tandis que la carte se veut emblématique de la culture espagnole.
Là encore, les plats typiques sont remis au goût du jour, allégés. Il y a un an, Reinaldo a même convaincu son frère Ernesto de le rejoindre en tant que chef de cuisine. Ce dernier, en digne héritier de leur grand-mère, est un acrobate des saveurs du monde : quand Castro avait enfin offert aux Cubains la possibilité d’ouvrir un restaurant − à certaines conditions toutefois : chez soi, et pas plus de douze couverts −, il avait ouvert Les Chansonniers, un restaurant français, avec la complicité de Jean-Claude, l’associé de Reinaldo, qui lui envoyait les produits… Rue Jean-Jacques Rousseau, son sens des mélanges fait merveille, depuis les tapas (croquetas de jambon Serrano, brochettes de poulet sauce piquante sur cake aux olives…) jusqu’aux paëllas (la valenciana, la paëlla au canard, celle au riz noir et aux calamars), en passant par les « ensaladas », présentées dans l’assiette comme autant d’œuvres d’art.
Et comme Reinaldo n’a en rien renoncé à la vocation festive de l’endroit, des concerts de flamenco sont désormais organisés du jeudi au dimanche. L’objectif : se rapprocher toujours plus des tablaos, ces lieux typiques où se rencontrent en toute convivialité novices et aficionados du chant, de la guitare et de la danse flamenca. Culture espagnole oblige, au Toro les soirées se prolongent parfois jusqu’à 6 heures du matin, au rythme des musiques house et électro qui enflamment les pistes de Barcelone. À cette heure, souvent, Reinaldo est endormi. Sans doute rêve-t-il à des lendemains qui chantent en roulant les R… Et à cette « petite île » où il a laissé son enfance.