Noureddine Lakhmari : «Il n’y a pas de Harvey Weinstein au Maroc !»
Février. 2018 \\ Par Myriam Laftouty

après le succès incontestable de burn out, Noureddine Lakhmari nous a accordé un entretien ô combien intéressant sur la société marocaine et le cinéma. «Je ne savais rien du scandale de harcèlements sexuels attribués à Harvey Weinstein» avoue-t-il. «Hollywood est un autre monde ! Il n’y a pas de Harley Weinstein Dans le cinéma marocain. Si un phénomène du genre était arrivé, au maroc, on l’aurait su...»

Avec Noureddine Lakhmari, les mêmes causes entraînent les mêmes effets. Dernier opus d’une trilogie dédiée à Casablanca, après Casanegra (2008) et Zero (2012), Burn Out, en salle depuis le 11 octobre, a rencontré un succès aussi étonnant que les deux premiers épisodes.

Film sur la rédemption et l’amour, Burn Out est plus lumineux que Casanegra. L’ambition du génial réalisateur maroco-norvégien, c’est de faire chuter le mur entre les riches et les pauvres. «Quand on se parle, ça change tout» dit-il.

Nourredine Lakhmari nous a parlé. Beaucoup. Avec passion et sincérité. Il n’a éludé aucune question notamment celle sur le scandale de harcèlements sexuels attribués à Harvey Weinstein. Rencontre, près de chez lui, dans le quartier du Maarif.

A Casablanca, forcément.

 

Burn Out est un film sur la rédemption. C’est un sujet important pour vous...

La société marocaine a besoin de se remettre en question. Parler de sa propre rédemption est devenu un besoin fondamental. Je ne cherche pas à donner des leçons. J’essaye de montrer qu’il y a un manque d’amour pour soi prégnant, particulièrement à Casablanca. Et quand je parle d’amour pour soi, il ne s’agit pas d’un amour narcissique, mais de cet amour de soi dont on a besoin pour pouvoir aimer l’autre. 

Dans vos films, les personnages sont souvent victimes de schizophrénie, que ce soit un combat entre le bien et le mal, l’innocence et la cupidité...

Nous vivons dans une société qui est dépourvue de repères. On cherche à imiter l’homme moderne alors qu’on continue à suivre les modèles traditionnels. Le marocain veut être progressiste et en même temps, conservateur. On montre qu’on est sain alors qu’on s’arrange avec le malsain. Ces oppositions ont créé cette socio-bipolarité schizophrène qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Il est important que le citoyen comprenne qu’il a un énorme travail à faire sur soi, en premier lieu. Et c’est ce travail qui doit nous mener vers l’amour de nous-mêmes. Voilà pourquoi on parle de rédemption. Quand on ne s’aime pas, on est perdu. Et quand on est perdu, naturellement on ne sait pas ce qu’on veut. C’est l’origine de cette sensation de vide qui est d’abord émotionnelle et qui devient existentielle. On se sent trahis et vulnérables. On peut facilement se faire du mal et sombrer dans la dépression. Parce qu’il est temps de regarder autour de nous, et voir ces gens qui souffrent et vivent ce malaise qui  pèse sur notre société. 

Quelle idée de Casablanca et du Maroc véhicule Burn Out?

Il y aura toujours ceux qui voient la lumière dans cette ville, et ceux qui méprisent Casablanca et la verront constamment sombre et noire. Pour ma part, il n’a jamais été question de renvoyer une image négative de notre Maroc. J’exprime seulement  mon admiration pour cette ville à travers la mise en valeur de son architecture et le design de ses espaces, qui résistent malgré le temps qui passe. Casablanca est un musée. C’est une ville magnifique, et c’est ce que j’ai essayé de transmettre à travers mes films, Burn Out comme dans Casanegra et Zéro. Par ailleurs, le film aborde des problèmes existentiels. Les aborder n’est pas dévalorisant. Bien au contraire, le fait d’assumer ses problèmes, d’en parler à bâtons rompus, de dire qu’il y a une défaillance qui nécessite un travail sur soi, n’est pas une faiblesse. Les problèmes dévoilés dans le film représentent les difficultés vécues, au quotidien, par notre société urbaine. Nous connaissons des problèmes d’existentialisme, nous vivons des problèmes de solitude. parlons-en pour trouver les solutions... 

Casablanca est une immense métropole qui accentue les différences sociales...

Absolument. Casablanca est une métropole, comme New York, Londres ou Paris. L’économie se concentre dans l’urbanisation de Casablanca. Ceci a créé un contraste social saisissant. Quand on essaie d’analyser ce dysfonctionnement, on trouve deux manières d’aborder la solitude. Ceux qui ont les moyens la supportent sans problème et ceux qui n’ont rien se sentent perdus et livrés à eux-mêmes. A Casablanca, cette vérité est de plus en plus claire et dangereuse, occasionnant des séquelles psychosociologiques assez fortes pour une partie de la population.

Vous continuez à explorer les disparités entre les classes sociales. Est-ce un sujet qui vous tient à cœur ?

Oui, tout à fait. Plus les disparités sont grandes et visibles, plus ça devient dangereux pour le pays. Les riches se sont créé leur propre monde et ne vont plus vers les pauvres. En conséquence, la population précaire couve aujourd’hui  une certaine haine envers la classe aisée. Le danger, c’est cette sorte de mur divisant l’ensemble des citoyens entre victimes et prédateurs. La société marocaine fait face à toutes sortes de violences. Et ces violences sont de plus en plus néfastes, faisant sombrer petit à petit le marocain dans la dépression. 

Peut-on dire que Burn Out est votre film le plus optimiste ?

Il est plus optimiste, incontestablement. Parce qu’il y a la mer, et la mer est signe d’espoir. Dans Casanegra et Zero, tout était fermé. La ville était fermée. On ne voit rien, on ne voit que les ruelles sombres et fermées. Dans Burn Out, j’ouvre les portes. Le public voit les grands boulevards de Casablanca. On est tournés vers les belles artères de la ville, les beaux quartiers, les beaux magasins. L’optimisme est illustré aussi à travers la réconciliation de Inès et Jad à la fin du film, devant le tableau de Salah Eddine.

Vous abordez les sujets de la prostitution, la drogue et l’avortement. Pourquoi Burn Out n’a pas déclenché de polémiques comme Much loved, le film de Nabil Ayouch?

Il y a plusieurs raisons. Entre la sortie du film Much Loved de Nabil Ayouch, et la sortie de Burn Out, beaucoup de choses ont changé dans le cinéma marocain et dans la société marocaine. Déjà là, il y a un nouveau ministre de la culture. Par ailleurs, les fuites des scènes de Much Loved sur les réseaux sociaux n’ont pas été d’un grand secours pour le film. C’est un euphémisme. Au contraire, cela a créé une polémique avant même la sortie du film en salles. Enfin, peu de cinéastes et peu de producteurs ont défendu Much Loved . Je le regrette sincèrement. 

Pouvez-vous parler de l’image de la mère ?

La maman représente le handicap dans le film. Parce que, malheureusement, nous vivons toujours dans une société qui soutient intérieurement l’idée que la femme est un handicap. On ne veut pas encore reconnaître que la femme est la force de ce pays, qu’elle est la solution. Et pour trouver ces solutions, la femme marocaine doit être l’égale de l’homme sur tous les niveaux, que ce soit éducatif, professionnel, culturel, politique, législatif.  On a toujours minimisé les capacités et le potentiel de la femme marocaine en limitant son savoir-faire au foyer et aux enfants. Je suis intimement convaincu que la femme marocaine est capable de faire des choses incroyables. A la maison. Et ailleurs. 

Est-ce que le droit à l’avortement est un combat fondamental pour vous?

La femme marocaine doit avoir le droit de disposer de son corps comme bon lui semble. Et c’est à elle de décider si elle garde ou pas son enfant, pas à la société ni  à la loi. La loi doit être au service de cette femme. Elle est citoyenne, la loi devrait la protéger. 

Comment protéger les femmes ?

Protéger les femmes consiste en premier à légaliser l’avortement, qui se fait de plus en plus régulièrement dans l’ombre, d’année en année. Voilà pourquoi de plus en plus de femmes deviennent stériles. Certaines peuvent même en mourir.  Alors pourquoi ne pas légaliser l’avortement? Et permettre aux femmes d’avoir un suivi médical qui les protège comme pour n’importe quelle intervention médicale. Aujourd’hui si une fille meurt à cause d’ un avortement clandestin, qui va être jugé? Des jeunes filles sont livrées à elles-mêmes, et paient tout de même un médecin qui pratique dans l’informel. Tout le monde est perdant. En plus ces enfants dont on ne veut pas, ces enfants dont on ne peut pas s’occuper, vont  souffrir. Ils vont toujours être considérés comme des bâtards, et seront rejetés par la société. Et il y a un risque que ces enfants sombrent vers la délinquance. 

Burn Out dénonce l’hypocrisie de la société à travers le personnage de Mr Faridi, incarné par Driss Roukhe...

Les hommes ou les femmes, qui ont du pouvoir, en abusent trop souvent. Le pouvoir est dangereux. Si on n’est pas prêt, disposé et pré-conditionné à prendre le pouvoir, on peut facilement s’en servir. Que ce soit par harcèlement, abus ou même par simple manipulation. Qu’ils soient politiciens, financiers ou cinéastes, ça ne change rien… 

Etiez-vous au courant du scandale Harvey Weinstein à Hollywodd ou avez-vous appris ces abus sexuels dans les médias ?

Je ne savais rien. Hollywood est un autre monde. Mais il ne faut pas se leurrer, le harcèlement existe partout. Pas uniquement dans le cinéma, mais aussi dans la finance et tous les autres secteurs. Les détenteurs du pouvoir de l’argent n’ont pas de limites. L’homme qui a beaucoup de pouvoir, qui a l’habitude d’avoir ce qu’il veut, ne drague plus, ne séduit plus, il harcèle.. Ce n’est pas une généralité, bien sûr, mais c’est une dérive courante. Les abus sexuels des producteurs sur les jeunes actrices sont une pratique malheureusement courante. 

Est-ce que de telles pratiques ont eu lieu ici au Maroc, dans le monde du cinéma ?

Dans le cinéma marocain, on n’a pas de Harvey Weinstein, des gens qui ont trop de pouvoir. On est une petite industrie, donc rien n’est caché.  Si un phénomène semblable était déjà arrivé, on l’aurait su. Néanmoins, il peut y avoir certaines personnes qui échangent les rôles en contrepartie de faveurs sexuelles comme partout dans le monde du cinéma. Il ne faut pas se mentir. N’empêche, s’il y a des acteurs ou des actrices qui ont subi cela, il faut que ces victimes parlent. 

Après cette trilogie, est ce que vous rêvez d’un cinéma moins empreint du réel, moins sombre ?

Je ne sais pas encore. Peut-être que je ferai un thriller pour mon prochain film, peut-être une comédie, je n’en sais vraiment rien. Je peux seulement dire que c’est fini avec Casablanca. J’ai été obsédé par cette ville. J’ai terminé la trilogie et je tourne la page. Je passe à autre chose… 

Vous avez été grand ambassadeur de Casablanca. A quand un film sur Safi, la ville où vous êtes né?

A Safi, j’ai déjà fait un film qui s’appelle Le regard. Mais on n’a pas vraiment l’impression que c’est un film sur Safi. Un vrai cinéaste va toujours là où son cœur le mène. C’est l’histoire qui nous transporte à l’endroit où nous choisissons de tourner nos films. J’ai fait des films sur Oslo, j’ai fait des films sur Casablanca, peut-être que le prochain film sera sur Tanger ou Oujda … Sincèrement,  je n’en ai encore aucune idée. Si l’histoire m’emmène à Johannesburg, j’irai à Johannesburg. En tout cas, un cinéaste est quelqu’un qui n’a pas de limites, qui n’a pas non plus de nationalité. Parce que le cinéma, ou plus précisément le langage cinématographique, est un langage universel. Quelle que soit la ville où me guidera l’histoire de mon prochain scénario, j’irai sans me poser de question… 

On a l’impression que vous cherchez toujours la scène géniale et inoubliable...

J’ai toujours été obsédé par une scène qui va rester gravée dans les mémoires. Que le film ait un succès ou non, ce n’est pas capital. Ce qui est intéressant pour moi est d’imprégner une image dans la mémoire du public. Une scène qui résiste au temps. Dans Casanégra c’était la scène «viva casanégra». Dans Zéro, c’était le moment où le personnage principal monte sur la table et crie «naâl bou laâlam» (NDLR: injure en arabe qui veut dire au diable le monde). Dans Burn Out, c’est le temps et le public qui mettront une scène en lumière. 

La musique est-elle déterminante ?

La musique est très importante. J’ai changé mon musicien. Au lieu que ce soit Richard Horowitz, j’ai choisi de travailler cette fois avec un musicien norvégien qui s’appelle Oistein Boassen. Il était inspiré par le sujet de la rédemption et le burn out. On a opté pour la trompette, ce qui a permis d’avoir une musique assez incroyable. 

Pouvez-vous nous parler de votre partenariat avec ICFLIX ?

C’est comme Netflix. Il s’agit d’une plate-forme digitale qui finance les films. Ils m’avaient contacté pour acheter les deux premiers films, et m’ont demandé si je travaillais sur un autre projet, j’ai répondu: «affirmatif». Ils ont eu confiance en Burn Out.  Le film a eu également le financement du centre cinématographique marocain. 

N’est-il pas possible de faire des films ambitieux avec des financements 100% marocains ?

Nous sommes encore dans une optique de séduction du secteur privé pour qu’il puisse nous faire confiance. Nous n’avons pas encore un marché cinématographique local puissant. Nous n’avons pas assez de salles de cinéma. Si nous avions au moins cinquante salles, tous les producteurs pourraient faire des bénéfices. Et nous n’aurions plus besoin du soutien de l’état. Concernant les européens, ils voient le Maroc avec un regard qui est différent du nôtre. 

Que manque-t-il au cinéma marocain ?

Il y a des réalisateurs qui sont magnifiques et très compétents, qui sont capables de porter leurs projets jusqu’au bout, tout en créant leurs propres moyens pour faire du bon travail. Le cinéaste est aujourd’hui l’artiste le plus intéressant au Maroc ! Néanmoins, le pays a besoin aussi d’avoir une bonne vision cinématographique au niveau du ministère pour que les politiques culturelles s’accélèrent et que les efforts puissent davantage se concentrer sur le marché local. Ceci est vital. Il faut aussi penser à améliorer les dispositifs de distribution. Et enfin, il faut revoir aussi le volet législatif, afin que le centre cinématographique devienne une entité complètement libre et indépendante. 

Sarah Perles est la révélation du film. Comment jugez-vous son potentiel ?

Sarah peut aller très loin dans sa carrière. Elle a une maturité incroyable. Elle peut même percer à l’international. D’ailleurs actuellement, elle tourne deux séries avec Netflix en Europe et elle vient de décrocher le rôle principal dans un long métrage français. Je suis très content pour elle. Humainement, elle mérite le meilleur. C’est une vraie actrice. Au delà de son talent, elle travaille dur. Elle s’était bien préparée pour son rôle dans Burn Out, ce qui lui a pris trois mois de travail acharné. Je suis fasciné par sa persévérance. 

Regrettez-vous de ne pas avoir pu présenter votre film au Festival du Film de Marrakech ?

Le Festival n’aura pas lieu. Donc je ne regrette pas. Le festival du Film de Marrakech est un Festival que j’apprécie énormément. Il est vital et fondamental pour le cinéma marocain. 

L’annulation de l’événement est-elle inquiétante ?

Ce n’est pas inquiétant, parce qu’il s’agit de l’annulation d’une seule édition. Le festival de Cannes a été arrêté pendant 3 ans, pour reprendre après de façon plus surprenante. Le Festival de Dubai a été annulé pendant un an, aussi. Tous les grands événements mondiaux font un break pour se remettre en question et revenir plus performants. Il faut continuer à avancer … 

Saïd Taghmaoui, par exemple, doit-il être davantage présent dans cet événement ?

Saïd Taghmaoui est un acteur marocain qui vit à l’étranger et qui est une star internationale. C’est normal qu’il ait un rôle central dans le Festival du Film de Marrakech. Bien évidemment, il est important de voir des acteurs comme Saïd Taghmaoui, ainsi que d’autres jeunes comédiens marocains qui ont réussi leur carrière ailleurs,  présents aussi dans toutes les manifestations artistiques et cinématographiques au Maroc. Ce sont des ambassadeurs et leur présence est très importante pour leur pays. 

Vous avez remercié Mehdi Qotbi, que vous a-t-il apporté ?

Mehdi Qotbi s’est comporté comme notre producteur. Il était  présent à chaque fois qu’une porte s’est fermée notamment au moment du tournage. Il nous a beaucoup aidés. Il nous a soutenus afin d’obtenir les autorisations nécessaires pour le tournage dans les boulevards, les grandes boutiques, les endroits chics et huppés de la ville. 

Avec quel acteur ou actrice rêveriez-vous de tourner ?

J’aimerais bien travailler avec un inconnu, quelqu’un qui est dans la rue maintenant et qui rêve de faire du cinéma. Je suis convaincu que nous avons encore des talents marocains à découvrir et je souhaiterais participer à la concrétisation du rêve de ce jeune acteur ou actrice. 

Quel est votre film culte ?

Taxi Driver, de Martin Scorsese avec Robert De Niro, sans hésitation; d’ailleurs dans mes trois films, il y a plusieurs scènes qui font référence à ce film. 

Et votre réalisateur préféré?

J’en ai deux : Ingmar Bergman et Martin Scorsese. 

Dans Burn Out, il y a une référence, à l’ancien Champion de Formule 1, Ayrton Senna.  êtes-vous fan du Brésilien?

J’adore Ayrton Senna, parce que ce n’est pas qu’une légende qui a défié le temps et l’espace. C’est un vrai héros pour moi, un sportif de grande envergure et il a toujours été mon idole. 

Etes-vous féru de sport automobile en général?

Pas vraiment ! Je suis plutôt fan de football comme presque tous les marocains. Pour Ayrton Senna, c’est plus son personnage qui me fascine. Je le compare à Mohammed Ali. A chaque fois qu’il tombe, il se relève. Et le vrai héros, c’est celui qui se relève à chaque fois, malgré les coups. Ce n’est pas celui qui ne tombe jamais.