Karim Benlafkih gentleman éleveur
Août. 2015 \\ Par Jérôme Lamy

HOMME D’AFFAIRES RESPECTE DANS LE COMMERCE DU THE, AMOUREUX ET COLLECTIONNEUR D’ART RENOMME, KARIM BENLAFKIH APPARTIENT AU CERCLE TRES FERME DES GRANDS ELEVEURS DE PUR-SANG ARABE, SPECIALISE DANS L’ÉGYPTIEN, A TRAVERS LE MONDE. PERSONNAGE DISCRET, A LA PAROLE RARE, IL A ACCEPTE DE PARTAGER SA PASSION EQUINE POUR CLIN D’ŒIL. ET DE NOUS PRESENTER SA FAMILLE.

Quand on lui a demandé de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie sur la planche de notre séance photos, Karim Benlafkih a eu cette réponse singulière et tellement sincère. «Peu importe mon image, peu importe mon apparence, je ne vois que les chevaux, l’essentiel, c’est eux» a-t-il lancé en retoquant une image pour une ligne du dos imparfaite, en zappant une autre pour une encolure pas assez musclée.

Homme d’affaires respecté dans le domaine du thé - le Groupe Benlafkih qui commercialise le Thé Violon compte parmi les leaders du marché marocain -, féru d’art, collectionneur généreux décoré par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, Karim Benlafkih appartient au cercle très fermé des grands éleveurs du pur-sang arabe pur Égyptien, pas seulement au Maroc ou sur la scène arabe, mais dans le monde entier. Il appartient également au rang des personnes à la parole rare. Il est, en effet, d’une discrétion absolue dans les médias marocains. «Ce sont les chevaux qui méritent la lumière, pas moi» glisse-t-il.

N’empêche, on a néanmoins réussi, sinon à percer, tout au moins à éclaircir le mystère Benlafkih. Il faut descendre jusqu’à Tafraout, à 180 kilomètres, au sud d’Agadir, pour comprendre son histoire. C’est dans cette vallée que les Chleuhs cultivent les céréales et les arbres fruitiers, les amandiers surtout. C’est là-bas en plein cœur du pays berbère que feu son père Haj Ahmad a appris le sens du commerce du thé, des épices et la valeur du travail.

Né à Casablanca, au début des années 1960, Karim est forcément tombé dans la marmite. Pas seulement celle des affaires mais aussi celle de la passion animale inoculée par un paternel adorateur de la faune. A l’âge de 12 ans, son père lui offre son premier cheval. Il s’appellera, Ayour (NDLR: la lune).«Je suis parti moi-même le chercher dans le souk, à Settat» confie Karim avec une douce nostalgie. Le poulain trouvera ses repères dans le jardin de la grande bâtisse familiale du quartier de l’Hermitage, à Casablanca, au milieu des chiens et des oiseaux. «Le père de Karim possédait une collection assez exceptionnelle de perruches: perruches à col bleu, à tête de prune ou pourpre, à collier jaune, à croupion rouge» précise Sandra, l’épouse de Karim.

ça n’empêchera pas Karim de prendre son envol. Après une première scolarité à l’école Subrini, à Casablanca, le jeune Karim, âgé de 16 ans, pose ses valises à Verneuil-sur-Avre, en Haute-Normandie française où il passera ses années lycée à l’École des Roches. Lieu emblématique de pédagogie active inspirée du modèle anglo-saxon où les élites étrangères, et notamment la famille royale danoise, avaient leurs habitudes, l’École des Roches favorise la découverte du sport et de la nature sur un domaine de soixante hectares. «Je faisais de l’équitation quatre à cinq fois par semaine» se souvient Karim. «Je suis un cavalier depuis toujours.»

C’est aussi un excellent élève qui obtient le bac, en 1978, et une licence en économie, à Casablanca, où il est revenu près des siens et près de sa faune. Et s’il quittera encore son Royaume pour une année de perfectionnement en Anglais, à Montréal, Karim est programmé pour une carrière au Maroc, au sein de l’entreprise familiale. L’immobilier, les plantes, les épices et surtout la commercialisation du Thé Violon baliseront sa vie professionnelle.

Dans le giron de la famille Benlafkih depuis 1950, le Thé Violon figure dans la liste des plus gros importateurs du Royaume. Surtout, il est ancré dans la vie des Marocains qui pointent au second rang mondial des buveurs de thé vert derrière les Chinois. «Le Maroc est le 2e importateur mondial de thé avec 60.000 tonnes de thé, soit 2 kilos par habitant et par an» précise Karim. Cela étant, la prospérité du business familial n’a pas été une sinécure. Il a fallu s’adapter aux décisions de l’Office National du thé et du sucre (ONTS) qui a longtemps monopolisé les importations avant de libérer le marché, en 1992. En clair, Karim a prouvé ses capacités de management et d’adaptation. Il a gagné ses galons de grand capitaine d’industrie. Encore aujourd’hui, il faut s’accoutumer au réajustement des droits de douane sur le thé, et envisager, avec les autres acteurs du marché, d’ouvrir des unités de conditionnement. Encore aujourd’hui, il faut se battre avec l’Association des professionnels du thé au Maroc (APTM) pour lutter contre les importations frauduleuses.

Il faut, surtout, un peu de repos et de quiétude, pour rompre avec ces combats du quotidien. Et c’est auprès de ses chevaux, à Marrakech, si proche et si loin de Casablanca, que Karim Benlafkih les trouve. Quand il prend le petit chemin de terre balisé qui coupe la route d’Agadir aux premières lueurs de la ville Ocre et qu’il franchit le portail de Ménara Stud, sa magnifique ferme posée à la lisière d’une oliveraie de dix hectares, Karim observe un rituel immuable, identique à chaque passage.

Il laisse Boujemaa, son homme de confiance, s’occuper de l’intendance avec Sandra, son épouse. Et effectue le tour du propriétaire dont il goûte chaque seconde. «Je ne rentre jamais, en premier» confirme-t-il. «Je dois d’abord voir les chevaux, les caresser, les embrasser, les sentir. Je dois vérifier leur état de santé, leurs blessures. Après je peux retrouver ma famille. Je suis tranquille.?Je dors bien.»

Au milieu de ses pur-sang, Karim est comme un jeune homme. S’il affiche une cinquantaine bien entamée, il possède un corps svelte et élancé qui témoigne d’une vie où les excès ont laissé leur place au régime huile d’olives bio, pain complet et citrons pressés, le matin. C’est ainsi qu’il nous a accueillis, à Marrakech...?«Marrakech est une des plus belles villes au monde» dit-il. «J’aurais aimé habiter ici mais mes obligations professionnelles en ont décidé autrement. J’aimerais vraiment passer plus de temps auprès de mes chevaux. En tout cas, mon bonheur est là.»

Achetée il y a quinze ans, la ferme Ménara Stud est le temple du pur-sang arabe pur Égyptien. Quatre employés à plein temps, trois pour la nourriture, un pour l’entraînement, s’affairent autour des 50 chevaux (1), dont quarante-huit purs Égyptiens - «importés de France, d’Italie et d’Allemagne mais aussi achetés au Maroc où on peut trouver de beaux spécimens» dit Karim, répartis dans les 15 paddocks. «Depuis dix ans, je suis impliqué dans l’élevage du pur sang arabe et ce n’est que depuis deux ans que je suis spécialisé dans l’Égyptien pur» confie Karim. «Un Égyptien, c’est le symbole de pureté, de rareté. On suit son pedigree sur cinq ou six générations. Il y a une vraie histoire.

Et Karim de jeter les bases d’un vrai débat de puristes. «C’est une démarche totalement différente de celle qui consiste à faire les meilleurs croisements possibles dans la quête d’une beauté absolue mais fabriquée.» Aux côtés de son frère Mustafa Benlafkih (Issan Stud - El Jadida), de Youssef Laghzal (Shahada Stud - El Jadida), de Anas Jamai (Haras Al Boraq - Benslimane) et de la famille Bennani - Smires (Selman - Marrakech), Karim Benlafkih est passé maître dans l’art de l’élevage du pur-sang arabe pur Égyptien. «Je suis dans le bain» dit-il, modestement. Tellement mouillé jusqu’au cou que la Société Royale d’Encouragement au Cheval (SOREC) lui a remis, cet hiver, le prix du meilleur éleveur 2014 du pur-sang arabe, pour la région de Marrakech. C’est Mehdi, le fils aîné de Karim, qui avait reçu le prix des mains d’Omar Skalli, le directeur de la SOREC, lors des journées portes ouvertes des haras nationaux.

De retour d’Abou Dabi où le poulain Mabrouk de Ménara Stud s’est adjugé une belle 11e place, à seulement 0,25 pts du Top 10 d’un grand concours international, dans la catégorie moins de 1 an, Karim affiche une mine réjouie. «C’est prometteur» concède-t-il. «La beauté d’un Égyptien pur ne s’exprime totalement qu’à partir de trois ans alors qu’un cheval croisé atteint très vite sa meilleure physionomie. Il est dommage qu’il n’y ait qu’un seul concours de pur sang arabe, au Maroc, le Grand Concours international d’El Jadida. Ce n’est pas assez pour préparer nos chevaux aux grandes épreuves. Il est aussi regrettable qu’il n’y ait pas un seul tournoi consacré exclusivement à l’Égyptien.»

Reste que cet oubli devrait être réparé. Grâce au travail de la SOREC et de son directeur, Omar Skalli, pour la promotion de la filière équine au Maroc, un Égyptien event’s devrait être inauguré en 2016 et promet de devenir un grand rendez-vous du pur sang arabe pur Égyptien. Cette nouvelle fera, évidemment, le bonheur de Karim Benlafkih et de l’Association Royale Marocaine des Éleveurs de Chevaux Pur-Sang Arabes (ARMECPSA). «On est de mieux en mieux organisés et on avance plus sûrement» explique Karim. «On se rencontre, on échange des idées, des expériences, des conseils sur l’élevage. Il faut savoir que le pur sang arabe est le cheval le plus difficile à élever. Malgré son gabarit impressionnant, il est très fragile. Ainsi, un vétérinaire passe chez nous, deux fois par semaine pour des contrôles obligatoires.»

D’ailleurs, Karim Benlafkih, son frère Mustapha et Youcef Laghzal organisent régulièrement des Farm Tours and Conferences (conférences internationales du pur-sang arabe) au cours desquelles le Docteur Hans Nagel, président de la World Arabian Horse Organization, est un interlocuteur privilégié.

Après le temps des colloques, voici le temps des compétitions. A Ménara Stud, on est revenu, avec le sourire, du concours régional du pur-sang arabe d’El Jadida où une quinzaine de chevaux ont été présentés dans toutes les catégories, à l’image de Riad, la star de Ménara Stud, fils de Maghribi et Tharoua, maintes fois primée. «J’aime le stress des concours» dit Sandra qui communie avec son mari dans une même passion et qui se souvient du premier cheval de son enfance, Zephir.

On invite Sandra à rentrer dans l’intime de Karim. Elle confie: «Les vrais moteurs de la vie de Karim, c’est l’amour et l’éducation qu’il donne à ses chevaux et à ses enfants.» Si Soraya (24 ans), en doctorat de l’art à La Sorbonne, à Paris, et Mehdi (22 ans), en master de finances, à Londres, ne seront pas présents à El Jadida pour cette grande messe, Salma (14 ans), qui passe son BEPC, au Lycée Lyautey, et Ahmed (8 ans), en CE2, à l’école Bizet, complèteront la team Benlafkih. Les contraintes géographiques dessinent assez bien la carte de la passion cheval dans la famille. «Soraya est immergée dans la mode, Mehdi est féru de belles voitures alors que Salma et Ahmed ont vraiment cette fibre cheval chevillée au corps» constate Karim.

Normal, ils poussent au milieu des perroquets gabonais, des aras bleus, des toucans, des canaris, des singes, et des chevaux, bien sûr, dans la belle villa du quartier Anfa, à Casablanca, non loin de l’hippodrome. «On ne peut pas dire que je préfère le contact des animaux à celui des hommes» assure Karim. «Ce serait faux. Seulement, pour oublier mes soucis, il n’y a rien de mieux que d’ouvrir la cage du perroquet, le sortir et le poser sur mon épaule.» Karim a également gouté avec une joie, non dissimulée, une récente randonnée équestre sur les hauteurs d’Ifrane.

«C’était extraordinaire et féerique» lâche-t-il. «On s’est baladé entre la montagne et la forêt avec un guide berbère qui chantait en chleu lors du feu de camp. En plus, on avait une vue imprenable sur la vallée d’Azrou. C’est dommage qu’il n’y ait pas assez de structures de tourisme équestre et pas assez d’organisations. Cela demande un investissement pour la sélection des randonnées, leurs beautés, leurs propretés, leur accessibilité et surtout l’alimentation des chevaux.» Et Karim de sortir des clous de son calme légendaire: «On rencontre trop de chevaux trop maigres» lance-t-il. «Au lieu de posséder vingt chevaux, je conseille à certains professionnels du secteur de n’en compter que dix mais de s’en occuper vraiment.»

Dans un souci de pédagogie et de partage de passions, il aimerait trouver les conditions pour ouvrir Ménara Stud, au public. Il est impatient de se frotter aux meilleurs spécialistes égyptiens et américains, lors du grand rendez-vous annuel du pur-sang arabe, à Paris. Il attendra 2016 pour se lancer à nouveau dans la période des saillies et se pencher sur l’option d’échanges entre éleveurs pour obtenir de nouvelles pouliches.

A la question de l’échelle de difficultés entre l’élevage d’un pur sang arabe et la fabrication d’un bon thé, Karim Benlafkih n’a pas hésité. «Quand on rate une étape dans l’élevage d’un cheval, c’est foutu» dit-il. «Alors qu’un thé, on peut toujours le rattraper...»

(1).- Un des deux pur-sang arabes non Égyptiens est né de parents prestigieux du nom de Qrmarque et Marouan Al Shaqab.