Aux 3 éléphants: Song du Mekong à la Seine
Décembre. 2008 \\ Par Jérôme Lamy

Antre de plaisir où l’addition n’est pas épicée, Aux 3 Élephants est un des lieux les plus prisés
du Centre de Paris !

Passer de la rive gauche à la rive droite, tous les Premiers Ministres en ont rêvé. Mais il n’est pas aisé de s’installer à l’Elysée après avoir séjourné à Matignon. Song a réussi où Balladur et Jospin ont échoué. Hélas pour lui, il ne s’agissait pas de la Seine mais du Mekong. Et en 1978, le climat politique dans le Triangle d’Or n’incitait pas à pareille audace. D’autant que deux tentatives infructueuses avaient refroidi le jeune homme.
Mais sa soif irrésolue de liberté, sa quête infinie de devenir citoyen du monde lui donnaient une nouvelle fois la force et l’inconscience de courir après son idéal. Celui que tant de jeunes laotiens cultivent en silence du côté de Vientiane.
Il faisait nuit et toute la famille dormait. Un petit croissant de lune éclairait, néanmoins, légèrement le paysage et confortait Song dans ses intentions. Comme lors des deux essais initiaux, il décidait de partir sans mots dire. Histoire de ne pas angoisser ses proches.
Traversant rapidement les rizières qui séparaient sa maison du fleuve, en évitant de faire du bruit, il arriva sur la berge du Mékong, se glissa dans l’eau et se mit à nager la peur au ventre mais en essayant de maîtriser son souffle…
Echappant miraculeusement aux tirs des militaires laotiens, il se reposa quelques minutes au milieu du fleuve, accroché à un amas de branches d’arbres qui dérivaient. Puis, il acheva sa traversée du Mékong et parvint enfin sur la rive droite.
Rive droite : c’est pas encore le Paradis, mais c’est la fin du voyage, le début  d’une nouvelle vie. Très vite repéré par les garde-frontières, il fut emmené à  la prison locale, pour  y être interrogé.
Parvenant à faire prévenir sa famille qu’il était arrivé sain et sauf en Thaïlande, un cousin lui apporta des vêtements et des fournitures de première nécessité.
Quelques semaines plus tard, il fut transféré en camp de réfugiés de Nongkhaï, sans savoir quel serait l’avenir pour lui. Un beau matin, le jeune Song apprît qu’une place pour partir était disponible. Il saisît l’occasion sans hésiter. Direction la France...
C’est ainsi qu’au petit matin du 10 octobre 1979, il débarque de l’avion à Paris, avant de rejoindre une famille d’accueil, Monsieur et Madame Millet, viticulteurs en Minervois (1).
Du Sud-Est asiatique au Languedoc-Roussillon, des rizières aux vignobles, d’un monde à l’autre, Song apprend le Français et le métier de viticulteur. Benjamin d’une fratrie de 11 enfants - la plupart d’entre eux vivent maintenant aux Etats-Unis ( Portland, Philadelphie, Los Angeles) et en Allemagne(Cologne) -, il s’affranchit loin des siens. Il s’initie à la cuisine du terroir... de Carcassonne, fréquente les bonnes tables de Narbonne. Mais déjà les voisins et amis de la famille découvrent une autre cuisine de terroir, celle du Mékong et les recettes de sa grand-mère que Song se plaît à leur mitonner.
Quelques années plus tard, Song caresse un nouveau rêve, celui de rejoindre la Capitale.  Quand on a échappé aux militaires laotiens, on ne peut échapper à son destin : conquérir Paris. A l’instant de s’installer sur les bords de la Seine, Song se consacre au métier de cuisinier. C’est à la Défense qu’il exerce son talent de su-
shiman dans un restaurant japonais.
Au-delà du bonheur de goûter à la vie parisienne et de s’intégrer socialement, Song est frustré par le manque de lien social avec les clients du restaurant. Impossible de briser la glace avec des hommes d’affaires trop pressés.
Or, Song est entré dans la restauration comme on s’inscrit chez les scouts, pour étancher sa soif de rencontres, d’échanges. Il a été trop brimé dans ses jeunes années pour ne pas rattraper le temps perdu.
Et puis, il brûle d’envie de monter sa propre affaire, polie à son image, celle d’un homme affable, accueillant et généreux. Le rêve se réalise en juillet 2004, quand sa sœur (2) Tana, également ancienne réfugiée du camp de Nongkhaï, décide de lui céder son restaurant éponyme.
Reprendre Tana n’était pas une mince affaire. C’est que le lieu était devenu mythique, pas forcément pour la cuisine thaïe mais pour l’énergie et la folie qui poussaient les stars internationales du show-bizz à converger tard dans la nuit, vers le 36, rue Tiquetonne, comme la limaille docile à l’aimant qui l’attire.
Quand il reprend les clefs, Song mise sur son point fort : la cuisine. Avec les deux « bras droit » de Tana, Lili aux fourneaux et Yod pour le service en salle, la transition est  discrète, la frontière ténue. Perfectionniste en cuisine, Song n’oublie pas la salle et la convivialité qui l’anime, donnant ainsi au lieu une atmosphère chaude et généreuse, à son image.
Véritable îlot de plaisir où l’addition n’est pas épicée, antre où les droits sont plus importants que les devoirs, le restaurant de Song est aujourd’hui un des lieux les plus prisés du Centre de Paris, réussissant la formidable alchimie entre une clientèle familiale et branchée, hétéro et homo, entre people (Virginie Ledoyen, Kamel Ouali, Pascal Gentil, Tatiana et Xavier, etc...) et inconnus. En tout cas, tous sont chouchoutés par l’équipe, renforcée progressivement par l’arrivée successive de Gnaï, Kamal, Ohm, Kéo et Bui.
Aussi réputé que le  « Bœuf gros sel » qui, sous la houlette de M. et Mme Charron-Grill, fit du 36 rue Tiquetonne un lieu très couru, Aux 3 éléphants est aujourd’hui reconnu comme un des meilleurs restaurants thaïlandais de Paris.
Mais Song, qui passe inlassablement des fourneaux à la salle saluer ses hôtes,  qui deviennent souvent ses amis, ne se laisse pas déstabiliser par ce franc succès. Il a trop souffert pour ne pas croquer la vie avec boulimie et envisager l’avenir avec force et ambition. Il ne manque ni d’énergie, ni de projets, notamment celui d’écrire avec Lili un livre des recettes originales transmises par leurs mères et grand-mères, afin que ce savoir-faire ne disparaisse pas.
Les 3 éléphants n’ont pas ce souci. Déjà, ils ont réussi à s’acclimater, rue Tiquetonne...  En fait, pour ne pas les adopter, il ne faut pas les essayer. Sinon, impossible de ne pas succomber au charme de Song, à son sourire nourri sans hypocrisie. Dans ces yeux coule le Mékong et notre plaisir de partager un instant aussi fort que de passer de la rive gauche à la rive droite.

(1).- En hommage à ses parents adoptifs Song a inscrit à la carte des vins de son restaurant trois superbes vins du Minervois spécialement sélectionnés par Monsieur et Madame Millet.
(2).- Au Laos, comme en Thaïlande, les termes utilisés pour exprimer un lien entre deux personnes sont plus souvent affectifs que juridiques.